• La contribution française à la création d’une organisation internationale du design après la Deuxième Guerre mondiale

    Par Jocelyne Le Boeuf, directrice des études à l’Ecole de Design de Nantes Atlantique

    Sur le modèle de réunions qui eurent lieu à Londres, en 1951 et à Darmstadt, en 1952, l’ouverture internationale, prônée dès sa création par l’Institut d’Esthétique industrielle (1), se concrétise par l’organisation à Paris, en septembre 1953, d’un important congrès. Le thème « Beauté, Bien-être et source de richesses » en résume l’ambition. Jacques Viénot (2) y propose la création d’un « Comité de liaison internationale d’Esthétique industrielle, première étape conduisant à la fondation en 1957 de l’ICSID (International Council of Societies of Industrial Design). Le congrès de 1953 marque une volonté forte de défendre la France, à une période où le pays était fragilisé tant internationalement que sur le plan intérieur. Beaucoup de voix s’étaient déjà élevées avant la guerre pour que la France ne fût pas, selon l’expression utilisée par Jacques Viénot dans son allocution aux congressistes, « une embusquée des temps modernes, eine Drückerbergerin der moderne Zeit… »(3).

    Le Congrès International d’Esthétique industrielle, Paris, 1953

    Le Congrès International d’Esthétique industrielle, organisé à Paris, en 1953, dont Jacques Viénot fut le commissaire, comportait un important programme de conférences organisé en trois sections. La première portait sur l’esthétique et son rôle dans la conception et la création, la seconde était consacrée à l’énergie et aux transports, la troisième regroupait les thématiques de l’usine, du bureau et de l’habitation.

    La liste des congressistes comporte 70 interlocuteurs étrangers officiels venant de 13 pays. L’Europe est largement représentée par l’Italie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède, la Suisse et l’Autriche. Hors Europe, nous trouvons des représentants des États-Unis, du Canada, du Liban, de l’Inde et de la Colombie. Le Congrès était présidé par Georges Combet, directeur général de Gaz de France et co-fondateur avec Jacques Viénot de l’Institut d’Esthétique industrielle en 1951. Les vice-présidents étaient Gordon Russel, directeur du Council of industrial design et Louis Longchambon, professeur à la Faculté des Sciences de Nancy et président de l’Institut d’Esthétique industrielle.

    L’architecte Pierre Vago et le décorateur Jacques Dumond présentent un projet de Fédération internationale des organismes d’esthétique industrielle qui amorce la structuration des échanges entre les différents pays industrialisés. Lors d’une conférence à Liège en 1954 (4) , Jacques Viénot explique que l’appellation est trop emphatique. Finalement, l’idée retenue est celle d’un Comité de liaison internationale.

    Son président, Pierre Vago, est également un pionnier de l’Union internationale des architectes, créée en 1948 à Lausanne. D’emblée, un certain nombre de points de discussion apparaissent. Les Américains projetaient dans le Comité des intérêts avant tout corporatistes, l’élaboration d’un calendrier international des expositions, un répertoire international de la profession et la création d’une documentation internationale.

    Le point de vue défendu par Jacques Viénot allait au-delà des avantages pratiques. Il s’agissait de défendre non seulement une profession, mais surtout les principes mêmes de l’esthétique industrielle. Il lui semblait donc important que les syndicats professionnels fussent représentés, ainsi que les « instituts, qu’ils soient d’État ou privés, ou subventionnés ». Il défendit cette position au Congrès de la Triennale de Milan de 1954, « en vue de susciter de la part des Italiens la constitution d’un organisme : institut ou syndicat ou les deux, comme en Grande-Bretagne et en France, qui représente leur pays ». Après avoir mis en valeur le rôle officieux de l’Institut français avant même que le Comité international n’existât, il demandait aux Belges, dans son allocution de 1954, de rejoindre le point de vue des Français. L’extrait suivant de son discours permet de situer précisément sa position :

    « (…) Au début de l’année, les Hollandais nous annonçaient qu’ils projetaient une manifestation consacrée à l’Esthétique industrielle dans le cadre de leur exposition de l’Énergie, à Rotterdam, en septembre prochain.
    Nous leur représentâmes que le professeur Bartning, au nom du Rat für Formgebung, avait, à l’issue du Congrès de Paris, retenu cette date pour un Congrès à Darmstadt, et qu’il serait fâcheux que les deux manifestations se fassent concurrence.
    Les Hollandais obtinrent des Allemands qu’ils se récusent. Les Suédois devaient ensuite obtenir des hollandais qu’ils se récusent à leur tour au profit de leur exposition d’Helsingborg de 1955.
    Ceci montre très objectivement l’intérêt d’une liaison internationale organisée — liaison dont le Congrès de Milan aurait eu un grand avantage à pouvoir bénéficier. Organisé, en quelque sorte, « à la sauvette », ce congrès, en effet, ne connut pas l’audience internationale qu’il méritait d’avoir. Si la délégation belge était forte de 65 personnes, il n’y avait qu’un Anglais, un Suisse et un Français et plusieurs pays importants comme l’Allemagne et la Hollande, ne semblent pas y avoir été représentés.
    Je pense, pour conclure, que la Belgique aura intérêt à ne pas se tenir éloignée de ce comité de liaison et souhaite qu’elle accepte le point de vue français, dont le caractère non limitatif doit, pensons-nous, rallier, en fin de compte, l’adhésion des différents pays intéressés.
    Je souhaite donc, sinon pouvoir remporter son accord, à ce sujet, dès ce soir, du moins l’obtenir dans un proche avenir. »

    Le Comité de liaison

    En 1955, le numéro 18-19 d’Esthétique industrielle annonce enfin la constitution du Comité de liaison. À la demande de Jacques Viénot, Pierre Vago pour la France, Peter Muller-Munk pour les États-Unis et Misha Black pour la Grande-Bretagne, se mettent d’accord pour être les animateurs du Comité et inviter les pays suivants : Hollande, Suisse, Suède, Belgique, Canada, Allemagne, Japon et Inde, qui possédaient déjà des organismes professionnels.

    Une réunion constitutive à Paris les 13 et 14 avril 1956 établit Jacques Viénot comme fondateur du Comité. Le designer Muller-Munk est élu président. Le vice-président est Misha Black, de la Society of Industrial Artists, le secrétariat général est assuré par Pierre Vago et le rôle de trésorier est proposé au Belge Robert Delevoy, professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et des Arts décoratifs de Bruxelles.

    Lors d’un dîner d’accueil des représentants étrangers, après avoir été remercié par Jacques Viénot pour avoir su plaider la cause de l’intérêt du Comité auprès de l’American Society of Industrial Designers, Muller Munk insistait sur l’importance d’ établir un code moral de la profession par les membres du syndicat américain et il remerciait Jacques Viénot et Pierre Vago pour leur « admirable patience, leur prévoyance et enthousiasme contagieux ».

    Aspen, 1956

    Un important congrès international (près de sept cents congressistes) fut ensuite organisé à Aspen du 23 juin au 1er juillet 1956. Celui-ci fit l’objet d’un compte-rendu dans le numéro 23 d’Esthétique industrielle par M. Fitch, professeur d’architecture à l’université Columbia de New York. Trois thèmes sont traités : « le styliste industriel et la direction commerciale », « la pratique du stylisme » et « l’enseignement de l’esthétique industrielle ».

    La référence aux modèles scientifiques, revendiquée par une discipline qui doit se démarquer des beaux-arts, amène l’auteur de l’article à apprécier une rigueur d’organisation où les discours des orateurs sont imprimés et distribués à l’avance, permettant d’éviter « le verbiage désordonné habituel aux réunions d’artistes ». Il fait référence à trois discours « particulièrement remarquables », ceux de l’Anglais Misha Black, du Français Jacques Viénot et de l’Américain Gordon Lippincoat. L’Américain et le Français sont en accord sur leur rejet du « new look » ou du « modèle de l’année ».

    À l’argument moral contre le « piège tendu » à l’usager s’ajoute l’argument économique de « mauvaises affaires » pour la société productrice qui finit par faire les frais de mauvais modèles. Lippincoat prône une politique cohérente sur le long terme, « à l’instar de ce qui se fait déjà dans le domaine des finances, de l’expansion, de la recherche, etc. »

    Ces prises de position jettent le trouble parmi les congressistes américains, qui tendent à assimiler le rejet du « modèle de l’année » à un rejet du progrès. À ceux-ci, Jacques Viénot réplique qu’ « en aucun cas un changement n’est synonyme de progrès ». La question du « bon modèle » fit l’objet aussi de nombreuses discussions dominées par le fil conducteur des théories fonctionnalistes.

    Les propos retenus par Fitch portent sur l’exemplarité du travail artisanal, affirmée par le Suédois Arthur Hald et le Japonais Asaba : « intégration des facteurs déterminant la forme », « pureté absolue d’une forme achevée où le maximum des possibilités d’expression est tiré d’un matériau ». Mais la question de l’éducation du goût du consommateur par des organismes officiels soulève le tollé chez les Américains qui dénient à l’État tout droit de regard « dans les domaines autres que ceux de la guerre et des impôts ».

    Anatol Rapaport, de l’université du Michigan, et Mortimer J. Adler, de l’université de Chicago, pensent que leurs contemporains sont plus aptes à juger d’un modèle que ce que l’on peut penser. Ils s’en remettent à l’enseignement artistique pour élever le niveau. Leurs vues divergent cependant quand le philosophe Adler établit une distinction entre « les “arts libéraux” (poésie, musique, mathématiques) et les “arts serviles” (architecture, stylisme industriel – toute activité qui trouve sa résultante dans une œuvre qui rend un service biologiquement utile) ».

    La distinction fait bondir évidemment Jacques Viénot, qui déclare que personne en France n’oserait utiliser le mot « servile » pour désigner l’esthétique industrielle. Dans l’ensemble, la plupart des questions portent sur la responsabilité sociale des créateurs, les places respectives de l’intuition et de la rationalité, de la tradition et du contemporain, de l’identité nationale et de l’internationalisme.

    On en retiendra un consensus sur les interrogations et les doutes qui ont accompagné les propositions de la modernité dans sa volonté de donner du sens au développement des sociétés industrialisées. John Fitch regrette qu’il n’y ait pas eu de femme à prendre la parole, si ce n’est dans les débats et que personne n’ait présenté « le point de vue du consommateur, objet final de tous nos efforts ». Cette dernière remarque est tout à fait significative d’un point important soulevé par Paul Greenhalgh dans « Modernism in Design » :

    « The Modern Movement was concerned almost wholly with means of production rather than with consumption ; the perfection of production would lead to a higher form of society. Designers were in effect to be the equivalent of Plato’s “Philosopher Kings” »(5).

    On y décèle les contradictions qui vont émerger avec le développement de la société de consommation, entre la morale fonctionnaliste qui rejette le « new-look » et la loi du marché.

    L’International Council of Associations of Industrial Designers, Londres 1957

    Les 27 et 28 juin 1957, l’assemblée constitutive de l’Union internationale des Stylistes industriels se réunit à Londres. Aux côtés des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne, sont invités l’Italie, la Suède, le Danemark et la Norvège. Les statuts prévoient que les « organismes de propagande » contrôlés par l’État ne peuvent être membres actifs.

    Les modalités d’élection reposent sur l’attribution de trois voix à chaque pays, pouvant représenter trois associations professionnelles. Les représentants français sont Pierre Vago pour l’Institut, Jacques Viénot pour le Syndicat des stylistes et Jacques Hermant pour Formes Utiles.

    Les Français et Italiens ne réussissent pas à convaincre les Anglo-Saxons d’ouvrir l’association à la presse professionnelle, à l’enseignement ou toute autre activité intéressant l’esthétique industrielle. L’appellation anglaise est retenue et l’association devient l’International Council of Associations of Industrial Designers. Ces événements sont relatés dans le numéro 28 de la revue Esthétique avec le commentaire suivant :

    « Nous souhaitons qu’elle apporte aux relations internationales dans le domaine de l’esthétique industrielle tous les bienfaits qu’on est en droit d’en attendre, bien qu’elle se soit sensiblement écartée des principes formulés par Pierre Vago et Jacques Dumond lors du Congrès de Paris qui fut à l’origine de ce groupement ainsi que se plurent à le rappeler Peter Muller Munk et Pierre Vago dans leurs discours d’inauguration » (6).

    Une correspondance entre Muller Munk et Jacques Viénot (7) , dans les années 1957 et 1958, permettent de comprendre quelques épisodes suivants de la formation de l’ICSID. L’Américain, dans un courrier daté du 8 août 1957, défend une position réaliste et pragmatique face à l’idéalisme du fondateur du Comité de liaison. Il s’excuse d’avoir dû rappeler à l’Institut l’obligation de régler sa cotisation au Comité, mais dit-il,

    « I tried to have our house in order and I felt it was my duty to the international organization to act quite impersonally and not to have friendship influence my actions ».

    Pour les mêmes raisons, il ne partage pas l’avis de Jacques Viénot, qui consistait à trouver « futile » les décisions de l’ « executive committee » de Londres de s’assurer des possibilités de financement des différentes délégations internationales. Il lui rappelle qu’aux USA « we (…) first have to prove that we are doing is worthwhile before we can get substantial financial support ».

    Enfin resurgit le débat déjà évoqué sur le fait que les Américains défendent une représentation à caractère professionnel pour les membres votants. Muller Munk propose aux Français que le Syndicat des stylistes et Formes Utiles soient « active membership », tandis que l’Institut serait « associate non-voting memberships ». Le statut de l’Institut comme membre actif est finalement confirmé dans un courrier daté du 8 avril 1958. On y apprend également que les statuts de l’organisation internationale doivent être ratifiés lors d’une première assemblée à Copenhague, en 1959 :

    « May I take this occasion to express the hope that you and your colleagues will take an active part in helping us to make our organization a truly democratic and representative forum for those leaders who have recognized industrial design as a vital force in our industrial and political economy. It is our earnest hope that by a free exchange of opinions and through a sharing of professional experience, our Council will be able to establish professional standards to which we will all adhere and which will contribute to the recognition of our young profession, both at home and abroad. »

    Peter Muller Munk rajoute que Jacques Viénot sera sûrement heureux d’apprendre que l’ICSID doit être officiellement enregistré à Paris, alors que le compte bancaire le sera à New York. Cette dernière remarque fait allusion aux protestations du Français qui a le sentiment que le rôle du Congrès de Paris, dans la fondation de l’organisation internationale, est oublié par les Anglo-saxons. Il écrit au rédacteur de la revue anglaise Design, le 6 septembre 1957 :

    « Ayant, lors du Congrès de Paris de 1953, demandé à mes collègues Pierre Vago et Jacques Dumond de proposer la création d’un organisme de Liaison Internationale d’Esthétique Industrielle, dont le principe a été admis par les représentants de six pays différents, le texte de cette proposition et les débats dont elle a été l’objet ont été publiés dans le Rapport Général du Congrès p. 63 et dans le n° 10/11/12 de la Revue Esthétique industrielle p. 28.
    (Inclus papier à lettre que nous avons utilisé pendant près de trois ans pour la correspondance internationale ayant pour objet la constitution de ce Comité de Liaison Internationale devenu IRCID).
    Je vous rappelle, d’autre part, que dans cette même revue, n° 22 p. 33, nous avons publié le compte-rendu de la séance d’inauguration qui s’est tenue à Paris en avril 1956.
    Cela vous expliquera que j’aie été très surpris de vous voir donner le mérite de l’initiative aux U.S. et U.K. alors qu’il revient de façon indiscutable à l’Institut d’Esthétique Industrielle de Paris, ainsi que Pierre Vago l’a d’ailleurs rappelé dans son allocution à Londres.
    Si je me suis formellement récusé en tant que Président et que j’aie proposé personnellement la composition de l’actuel bureau (…) qui a été acceptée en avril 1956 à Paris à titre provisoire, et à Londres les 27/28 juin à titre définitif (ces précisions ont été rappelées dans le compte-rendu paru sous la rubrique INFORMATIONS dans le n° 28 de juillet 1957 de la revue Esthétique industrielle), je suis fâché que le long travail préparatoire 1953-1956 qui a été nécessaire pour aboutir au résultat dont vous reconnaissez l’intérêt, soit si facilement oublié, et que l’on en attribue à d’autres le mérite.
    Je pense que vous trouverez équitable et sportif de rétablir la vérité à la prochaine occasion et d’avance je vous en remercie. »

    Les polémiques se poursuivent. Un courrier de Muller Munk à Jacques Viénot, daté du 13 février 1958, permet de le constater. L’Américain regrette en effet que, dans la revue Esthétique industrielle numéro 30 (8) , soit reproché au Comité exécutif de l’ICSID, lors d’une réunion à Londres en 1957, d’avoir oublié le rôle de la France.
    Il cite un extrait de son allocution :

    « The first serious approach to an evaluation of Industrial Design on an international scale probably goes back to the International Congress of 1953 in Paris, organized under the auspices of the French Institut d’Esthétique Industrielle, and sparked by the tireless initiative of Jacques Viénot… It was Jacques Vienot’s perseverance which created a platform for the discussion and analysis of these problems in 1953, and the support of our French colleagues has continued to provide us with the clean logic and brilliant analysis which remain part of the heritage of their beautiful and troubled country. »

    Les tensions révélées par ces échanges épistolaires révèlent la volonté de Jacques Viénot de défendre une spécificité française de la création industrielle, telle qu’elle était définie par la notion d’esthétique industrielle. Il reproche aux Américains d’avoir fait du « beau une tactique ». L’expression esthétique industrielle traduit ce « supplément d’âme, que réclamait Bergson, pour que notre civilisation devienne digne de nous ». Ce discours, tenu aux Belges en 1954, affirme une confiance dans le rôle de guide moral et intellectuel des Européens :

    « Si les producteurs et les marchands, pour une fois, devancent l’intellectualité, ne nous appartient-il pas, à nous, Européens surtout, de dégager ce qu’il y a de valable dans leur initiative, ce qu’il y a de satisfaisant pour l’esprit dans un effort d’humanisation du machinisme (…) » (9)

    De l’Esthétique industrielle à l’Industrial design

    Pour cela, il faut bien s’entendre sur le sens des mots et les difficultés de traduction en révèlent toute la complexité. Dans son courrier du 13 février 1958, Muller Munk félicite Jacques Viénot de s’attaquer au problème en proposant l’établissement d’une traduction en trois langues (anglais, allemand, français) des termes se rapportant à l’ « industrial design ». Il est gentiment taquin lorsqu’il lui demande d’être « fair play » en rectifiant la vérité sur l’ « oubli » de Londres que nous venons de mentionner, « two words which, as far as I know, are non-translatable, although we all know what they mean ». Il entre dans la polémique, en affirmant son désaccord sur certaines propositions concernant les équivalents proposés entre l’Allemand et l’Anglais, après avoir souligné combien il était important de tenter de résoudre ces problèmes :

    « Formgeber and Formgestalter do not necessarily translate into “designer” and “industrial designer”.
    Formgefuhl would not necessarily be “formalistic sense” in English and, certainly Formgesetze is not “laws of good design” in English because the “good” is not part of the German word.
    Formgebung is not “design for crafts” because the crafts are not included in the German word.
    Produktform is certainly not “industrial design” in English but something quite different.
    Lastly, schön geformt is not “well designed” as “schön” and “well” are not the same things, and your French translation is even different. »

    La bataille est perdue pour le terme « esthétique industrielle » au niveau de l’ICSID lorsqu’en septembre 1959, fut proposée l’adoption du terme « industrial design » même si, selon le témoignage de Munk, les Américains considèrent aussi l’expression « comme limitative ». Il rajoute cependant : « (…) elle semble plus heureuse que celle utilisée en Allemagne (Industrie Formgebung), en France (Esthétique Industrielle), en Italie (Stile Industria) » (10).

    En arrière plan des difficultés de traduction, se profilent les différents courants des théories fonctionnalistes, qui vont des définitions strictement utilitaristes aux versions idéalistes et spiritualistes, que celles-ci soient sous la pensée dominante d’une philosophie du beau ou sous celle de la rationalité scientifique ou « organique » (11).

    Se devinent déjà tous les débats qui agiteront la profession dans les années 1960-70 où le fonctionnalisme sera accusé tantôt d’avoir réduit les besoins sociaux à la stricte fonctionnalité, tantôt d’être source de banalisation et d’uniformisation de l’environnement humain. Il sera de fait autant considéré comme révélateur d’une forme de violence des sociétés industrielles qu’incapable de répondre à la logique même de développement de ces sociétés par incapacité à intégrer les besoins d’une « société du désir » (12) dans une économie de l’ « opulence » (13).

    A contrario, il continuera d’être revendiqué comme « principe révolutionnaire qui appelle le progrès en tant que retour aux vraies fonctions de la vie ». Retour à une éthique donc, qui refuse que la « valeur d’échange » manipule « la valeur d’usage » « en vue de sa rentabilité optimale » (14).

    Le design industriel, le marché et l’État

    Les débats franco-américains évoqués entre Jacques Viénot et Muller Munk, mettent en relief également des prises de position différentes par rapport à l’économie de marché et au rôle de l’État. Dans la revue « Product Engineering » du 14 décembre 1959, Peter Muller Munk parle de l’assistance dont ont bénéficié les pays de l’Europe de l’Ouest, de la part de leur gouvernement dans la promotion de l’esthétique industrielle, assistance « tellement nécessaire que l’esthéticien industriel moyen en Europe trouve difficile de croire que les Américains se soient lancés dans cette voie sans aide semblable.

    Mais le comité de rédaction de la revue Esthétique industrielle qui publie cet article rétorque que, si les autres pays européens ont certes apporté leur aide, « la France se singularise par l’indifférence officielle ». Le mouvement est dû à « l’initiative privée et à la foi désintéressée d’une petite élite » (15).

    L’article de Peter Muller et les réponses du comité de rédaction d’Esthétique industrielle, ainsi que de Paul Reilly, qui a remplacé Gordon Russel à la direction du Council of industrial Design, offrent une idée de la teneur des débats en ce début des années 1960 sur la situation du design industriel par rapport au contexte économique, à l’attitude des entreprises et à la position des acteurs d’un nouveau métier.

    Peter Muller considère que la principale influence des États-Unis sur les Européens ne réside pas dans des questions stylistiques, mais dans les réalisations industrielles et qu’il reste à « leur montrer que les méthodes américaines de fabrication peuvent aussi s’appliquer à des domaines moindres que le marché, la production en série ou les techniques de vente (…) »

    Il fait une analyse sévère de la situation européenne face au Marché Commun, considérant que les chefs d’entreprise voient toujours « la vente comme un enfer indispensable mais désagréable » et que l’esthétique industrielle dans l’Europe de l’Ouest est « encore dominée par un petit nombre de prima donna (sic) ». Il pense que même les consommateurs s’opposeraient à ce que le nom de l’« esthéticien » apparaisse dans la publicité, comme cela se fait couramment aux États-Unis. Il explique également cet état de fait par la possibilité pour un Européen d’avoir plusieurs clients dans un même domaine, ce qui ne se fait pas dans son pays. Le faible nombre de clients possibles l’y oblige d’ailleurs. Une des conséquences de cette situation est qu’il ne peut obtenir toutes les informations dont il aurait besoin, les entreprises protégeant leur savoir-faire face à la concurrence. Point positif néanmoins, une fois obtenu l’assentiment du bureau d’études, tâche difficile, il y « trouve un niveau plus élevé de compréhension esthétique et de connaissance qu’aux États-Unis ».

    Un autre point soulevé est celui d’une « esthétique internationale » qui pourrait se développer au détriment du potentiel créatif des différents pays, objet de discussion au Congrès de Stockholm. Peter Muller n’y croit pas et prend l’exemple de l’Europe du Moyen Âge où les convictions communes n’empêchaient pas la diversité des identités artistiques.

    La réponse des Français est nuancée. Ils avouent la difficulté des contacts avec les entreprises, mais « elles ne sont pas insurmontables, ni généralisées ». La responsabilité du manque de reconnaissance de l’ « esthéticien » est mise en partie sur le compte des agents en publicité, qui craignent la concurrence des nouveaux venus dans la responsabilité de l’accroissement des ventes. Concernant l’ « esthétique internationale », la position défendue est celle d’une différentiation par les créateurs et les firmes et non par une identité nationale. La réponse se termine par une note plutôt optimiste :

    « En Europe quelques très beaux objets se détachent au sein d’une masse de productions ternes et banales. Mieux entraînés que leurs confrères américains à un travail personnel et individuel, nos créateurs « prima donna » sont capables d’excellentes réussites, audacieuses, originales, révolutionnaires même. Or révolution s’il y a succès, signifie accroissement des ventes, mais surtout « leadership », primauté sur le plan de l’expression plastique.
    Un vaste champ d’action peut s’ouvrir en Europe pour l’industrie américaine (ce qui stimulerait peut-être l’apathie esthétique de l’industrie française) mais on peut envisager la réciproque, c’est-à-dire le développement de notre activité aux U.S.A. Nous disposons des éléments nécessaires, il nous suffit de les mettre en œuvre. »

    Paul Reilly regrette l’influence superficielle retenue par les fabricants et vendeurs européens du design américain, « thèmes d’engins interplanétaires et ailerons de vitesses aérodynamiques ».

    Il préfèrerait que Muller Munk ait raison sur l’influence américaine en terme d’ « ordonnancement et de développement de la production » et souhaite que les efforts soient concentrés sur « la réalisation de nouveaux modèles seulement lorsqu’une base technologique radicale le justifie ou qu’un besoin fondamental de nouveaux consommateurs l’exige ». Il renvoie l’image « prima donna » aux Américains qui jouent sur la publicité des noms de designers et pense qu’à long terme « il serait plus sain de faire tacitement accepter par l’industrie l’esthéticien comme un membre anonyme de l’équipe de production », tradition qui est celle des ingénieurs dans son pays. Il salue par ailleurs la transparence des fabricants américains, en regrettant qu’effectivement ce soit plus difficile en Europe.

    En ce début des années 1960, les Américains peuvent s’affirmer comme les leaders d’une profession déjà largement implantée dans les entreprises et confrontée au marché. La conscience de l’importance économique du design et de la nécessité de son développement a gagné les pays européens qui tentent de trouver un compromis entre les intérêts des fabricants et ceux des usagers, l’originalité de la création et l’intégration anonyme des « esthéticiens » dans les équipes de production, la valorisation des identités d’entreprises et celles des cultures nationales.

    Notes :
    1 – Créé en 1951. Devient en 1984 l’Institut Français du Design.
    2 – Leader charismatique du mouvement de l‘Esthétique industrielle en France.
    3 – Ce texte reprend des extrait d’un ouvrage consacré à Jacques Viénot : Jocelyne Le Bœuf, Jacques Viénot (1893-1959), Pionnier de l’Esthétique industrielle en France, PUR, 2006.
    4 – Jacques Viénot…, op. cit., p. 117.
    5 – Paul Greenhalgh, Modernism in Design, Londres, Reaktion Books, 1990, Introduction, p. 14.
    6 – Voir la rubrique « Informations », Esthétique industrielle, n° 28, 1957.
    7 – Archives de l’ICSID, Bibliothèque de l’Université de Technologie de Compiègne, transmises par Danielle Quarante, auteur de Éléments de design industriel, Paris, Nouvelle édition Polytechnica, Économica, 2001, (1ère édition 1984).
    8 – Extrait d’Esthétique industrielle n° 30 : « Aussi ai-je été surpris de voir, que dans le Procès-Verbal de l’Assemblée inaugurale de Londres en juin 1957, l’on avait indiqué comme fondateur les États-Unis et la Grande-Bretagne. J’y ai vu un petit manque de tact, non en ce qui me concerne personnellement, bien sûr, mais en ce qui concerne notre pays parce que c’est à Paris que cette fondation a eu lieu et que pendant 3 ans notre Institut a assumé la charge de son secrétariat (…) Je regrette un peu de n’avoir pas pris cette présidence pour au moins défendre notre priorité ou au moins notre drapeau ainsi que je m’efforce de le faire lorsque je me trouve à l’étranger (…) », Allocution du 7 octobre 1957.
    9 – Esthétique industrielle, n° 15, avril-mai 1955.
    10 – « Situation de l’Esthétique industrielle dans l’Europe du marché commun », Esthétique industrielle, n° 44, janv-mars 1960, p. 36. Sur la question terminologique, voir le témoignage de Pierre Vago, Une vie Intense, AAM éditions, Paris, 2000, p. 510.
    11 – Dont Moholy-Nagy est un représentant. Alain Findeli (Le Bauhaus de Chicago, Québec, Les éditions du Septentrion, 1995) cite à ce sujet une déclaration de Moholy-Nagy à l’architecte Hannes Meyer à Dessau (Meyer était alors directeur du Bauhaus) en 1928 : » le précepte Form follows function doit être complété, dit-il ; la forme suit également – ou du moins devrait suivre – les développements scientifiques, techniques et artistiques existants, y compris la sociologie et l’économie » et Alain Findeli écrit : « la détermination de la fonction en termes purement technologiques et mécanistes doit s’élargir aux exigences biologiques, psychophysiques et sociales », p. 74.
    12 – Il existe de nombreux écrits sur les différentes interprétations du fonctionnalisme au cours de son histoire et sur la question des significations de la culture matérielle au regard de la société de consommation. Nous renvoyons à quelques ouvrages qui traitent de ces questions: Le système des objets, Jean Baudrillard, Paris, Éd. Gallimard, 1968 – Ludwig Grote, Formes élémentaires du fonctionnalisme, in Bauhaus 1919-1969, catalogue du 50e anniversaire, Paris, Musée national d’art moderne, 1969, p. 18-29 ; Psychologie du kitsch, Abraham Moles, coll. Médiations, 1971 ; Théorie des objets, Abraham Moles, Paris, Éd. Universitaires, 1971 ; À propos du fonctionnalisme, Claude Schnaidt, texte de 1971 repris par Jocelyn de Noblet dans Design, introduction à l’histoire de l’évolution des formes industrielles de 1820 à aujourd’hui, Paris, Éd. Stock – chênes, 1974 p. 213-224 ; Fonctionnalismes en dérive, Traverses, n° 4, 1976 ; le numéro 5 de Culture technique, numéro spécial « design », avril 1981 ; L’architecture de l’école de Chicago, Claude Massu, Paris, Éd. Dunod, 1982 ; Qu’est-ce que le fonctionnalisme ? Claude Schnaidt et Emmanuelle Gallo, Archithèse, n° 1, 1988.
    13 – « Dans l’économie du manque, les besoins de l’homme étaient plus grands que ses ressources : les possibilités de l’environnement restaient inférieures à la somme des besoins que l’être pouvait ressentir. Le problème était l’accès et l’acquisition. Dans l’économie de l’opulence, les éléments proposés par l’environnement sont plus nombreux que la somme des désirs possibles de l’individu. Son problème devient un problème de choix ». « Pour un néo-fonctionnalisme », Abraham Moles, Prométhée éclairé (II), Éthique, technique et responsabilité professionnelle en design, Informel, publication de l’université de Montréal, 1991, vol 4, n° 1. p. 14-21.
    14 – Qu’est-ce que le fonctionnalisme ? Claude Schnaidt et Émmanuelle Gallo, Archithèse, n° 1, 1988.
    15 – « Situation de l’Esthétique industrielle dans l’Europe du Marché commun », op. cit.

    Cet article est également consultable sur le blog de Jocelyne Leboeuf, intitulé Design et histoires.


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