Le Design Recadré
Par Liliana Albertazzi.
Cet article a été publié dans le numéro 150 du magazine Intramuros, qui nous a autorisés à le reproduire ici.
Le design est-il un prétexte à la consommation ou un atout de valorisation économique? Est-ce sa transversalité opérative qui génère tant de revendications diverses parfois contradictoires? Malentendu, engouement ou intoxication? Valorisation d’une productivité locale en crise ou outil indispensable pour l’optimisation du quotidien? Réflexion.
Le projet du design: une conception centenaire, une audace nécessaire
Au début du siècle dernier, Peter Behrens dessinait une ampoule “à forme et fonction parfaite”. Autrement dit, l’ambition de l’architecte se concrétisait en projetant sur un papier la forme idéale, donnant lieu au fonctionnement idéal d’un objet tridimensionnel à travers lequel s’active une source de lumière: le plan d’action de sa création, de sa conception ne se trouve pas sur le même plan d’action que la réalisation de l’objet.
Behrens, conçoit dans son dessin l’idée d’une ampoule parfaite même si par la suite, les ampoules peuvent avoir des imperfections dans leur réalisation. Il travaillera ensuite à la première proposition d’identité visuelle globale pour l’entreprise A.E.G. (bâtiment, logo, publications, affiches, matériel électrique…).
L’acte de naissance du design étant là enregistré, il faudra attendre presque un demi-siècle pour attribuer à ce projet de l’objet et de l’identité visuelle en tant qu’objet, le nom générique “design”.
La France a longtemps refusé l’anglicisme, privant ainsi l’enseignement français d’une étiquette comprise dans le monde entier. Une réticence mal fondée devant un terme qui paraît fort adéquat et qui plus est, retrouve une étymologie dans le français du XVIIe, doublement axée sur dessein (projet) et dessin (procédant du geste). Les Italiens, qui ont très vite adopté le nom, ont fait découler son origine d’une altération de l’italien “disegnare”, qui, depuis la racine latine, désigne, c’est-à-dire, nomme, signifie, qualifie la présence d’un objet.
La conceptualisation du projet
Le risque d’apparaître par trop didactiques semble le prix à payer pour saisir la nature d’une pratique vieille d’un siècle déjà, ayant comme “dessein” de “proposer des formes parfaites” pour un fonctionnement du quotidien visant la perfection.
À l’heure où l’engouement pour l’utilisation du mot “design” balaie toute distinction entre design et décoration, design et marketing, art et design, design et artisanat de luxe, design et communication… nous nous saisissons encore de son sens pour éviter qu’il ne se noie dans la banalité.
En effet, l’ampleur de la médiatisation autour du design et de la prétention de son expertise n’a d’égal que l’ampleur gagnée par la profusion de poncifs. La condition sine qua non du design reste le passage par la phase projet. Une tutelle méthodologique qui met la profession dans une perspective conceptuelle, c’est la pensée qui appréhende l’objet de la recherche et non pas le “savoir-faire”.
Il n’en est pas toujours ainsi, on peut quelque fois arriver à des formes très belles par le biais de l’artisanat, il arrive aux designers d’agir d’une manière intuitive et expérimentale. Mais la conceptualisation du projet est toujours l’horizon de référence du design et le garant d’une inventivité féconde. C’est cette dimension qui s’est manifestée historiquement dans le travail de Behrens pour AEG et qui s’est exprimée ensuite dans sa désignation.
Une mise au point nécessaire
Nous ne saurons jamais suffisamment alerter sur la confusion qui règne à propos de la spécificité disciplinaire du design. Chaque jour un nouveau titre arbore le terme “design” en se rapportant en fait aux Arts décoratifs (pourtant la scission du Salon de 1925 à Paris avait été bien claire!), à la décoration, à l’artisanat créatif ou au marketing.
Le design est, certes, transversal à bien des disciplines mais il ne se confond pas avec toutes les disciplines, ainsi, l’architecture et la musique sont aussi le fruit du projet tout en s’en différenciant.
Sans doute, la deuxième acception du mot design passant à travers le versant italien “di-segno”, permet d’observer que l’objet conçu par le designer, dé-signe – un lieu et une temporalité – et se distingue des autres objets en s’érigeant en signe, en signalant sa place. La construction peut paraître absconse jusqu’à ce que l’on pense aux ambitions de Superstudio ou d’Archizoom, dans les années 1960 et notamment aux écrits d’Andrea Branzi. Les architectes de ces mouvements privilégieront l’individualité de l’objet de recherche du design (matériel ou non) pour se délester du poids spatial et des longues durées de l’architecture.
Cette opération critique nous restitue ainsi l’autre caractéristique du design, sa capacité à faire lieu et à inscrire une temporalité – en restant léger et “in progress” – et dont l’extension de l’usage l’assimile à ce que Michel de Certeau appelait “l’invention du quotidien”.
De l’intervention du design
Nous sommes à un moment de l’histoire où la tradition du design nous permet de mieux comprendre, rétrospectivement, l’envergure et l’ambition des maîtres ainsi que les possibilités que le design ouvre.
En matière d’urbanisme, les mutations sociales impliquent une intervention qui ne peut être que “douce” et le design du détail à l’échelle urbaine peut éviter de tomber dans l’irréversibilité des actions lourdes tout en aspirant à une efficacité. La réhabilitation du patrimoine, les solutions écologiques des éléments marquant l’environnement et tout ce qui procède d’un usage au quotidien peuvent compter sur le concours du designer pour échapper au piège de la laideur dans le plus pratique.
Non seulement “la laideur se vend mal”, mais elle se vit mal, elle éduque mal. Nous nous réjouissons de la vague créative que le design inspire, voire nous acceptons volontiers la quantité des gadgets encombrants à venir, parce qu’il faut aussi laisser une place à l’égaiement de l’ordinaire. Nous célébrons les lieux (Cité du design, Lieu du design…), les institutions (Institut français du design, Observeur du design…) qui peuplent l’horizon culturel français mais restons sérieux, en tout cas audacieux, ne perdons pas de vue le potentiel réel en matière d’innovation, de production, d’économie et surtout d’optimisation du quotidien que le design peut générer.
le 6 octobre 2010 à 7 h 15 min
Liliana Liliana ALBERTAZZI
philosophe, critique d’art
Docteur en esthétique de l’université de Paris 1, Liliana Albertazzi est professeur à l’Ecole nationale d’Art et de Design de Dijon. Ses recherches portent sur le design de l’espace, la signalétique, la mise en valeur de l’objet dans les espaces contemporains. Elle est l’auteur de nombreux textes pour des catalogues et des essais d’art, de design et d’architecture. Chroniqueur dans des revues internationales (Art Press, Contemporanea, Exit…), elle est rédactrice permanente chez Intramuros.
le 6 octobre 2010 à 7 h 53 min
…Prenons Karim Rashid (64 references produits à l’avant dernier salon du meuble de Milan) Alors art decoratif ? art? decoration? design?marketing? communication? management?
On peut être doctorant, docteur , professeur expert , auteur etc et ne pas pouvoir répondre avec précision à une question d’un simple amateur de design. Selon Gabiele Pezzini, les français n’intellectualiseraient-ils pas le design excusez moi je veux dire la conception de modèles.
le 7 octobre 2010 à 9 h 53 min
Une seule institution qui utilisait le mot design ?
L’École de design Nantes Atlantique existait déjà, une école privée où j’étais étudiant
D’ailleurs, c’est curieux qu’en changeant de nom Créapole ait fait disparaitre le mot design.
le 7 octobre 2010 à 13 h 04 min
Article très intéressant,
@Prof Z: Merci des précisions sur l’auteure.
@Oilivier: Intramuros anime le « petit monde » du design depuis 25 ans. Il participe à écrire son histoire (du design) avec les autres mag du secteur. (Form, Icon, Blueprint…)
By the way, Créapole est un nom plus flou que ESDI…
le 7 octobre 2010 à 21 h 25 min
Quand on choisit comme titre « intramuros » on ne peut pas prétendre défendre le design. Qui est le contraire d’un mode de pensée fermé.
Intramuros, c’est la revue de ces dames et du design domestique.
le 8 octobre 2010 à 7 h 51 min
bien répondu J-Sebast
le 10 octobre 2010 à 5 h 49 min
Ne trouvez vous que le design est souvent autoréferentiel ?
le 18 octobre 2010 à 14 h 53 min
blablablabla…
De temps en temps, c’est bien de parler de l’origine du mot, de la place qu’occupe cette discipline, du petit monde qui en organise la vitrine, etc. Mais finalement, ce genre de discours amène plus de discorde que de fertilité créative. Je préfèrerais nettement, tant qu’à parler de méthodologie, lire un article sur les différentes méthodes de conception utilisées par les uns et les autres…