Emergence du design et complexité sémantique des sextoys
Par Claire Azéma, Stéphanie Cardoso et Marc Monjou.
Figure 1. Vitrine du love-shop “Les passages du désir”, Paris
Ayant observé, depuis une dizaine d’année en Europe, l’apparition de sextoys ludiques et colorés dans des boutiques installées dans les centres villes (Fig.1), nous avons décidé de nous interroger sur le rôle du design dans la migration de ces produits du sex-shop vers de nouveaux espaces intégralement dédiés à une pratique de la sexualité “récréationnelle”. Longtemps cantonné à l’univers des sex-shops, les sextoys sortent en effet aujourd’hui de cet univers déclassé et jugé socialement vulgaire pour intégrer, au même titre que les pratiques qui y sont associées, une nouvelle norme sexuelle. La complexité des sens construits et portés par ces objets est renforcée par le modèle intime et relationnel des usages.
Ce déplacement sémantique des codes de la pornographie vers ceux de l’érotisme, du ludique ou encore du bien-être est en lien avec l’ouverture des love shops, d’après le sociologue Baptiste Coulmont (2007). Ces nouveaux types de magasins, présents dans les rues passantes des centres villes, introduisent une volonté de visibilité sociale. Selon Coulmont, dans ces boutiques “les gadgets sont présentés en terme de “récréation””. Le développement de modèles relationnels de la sexualité aurait donc permis l’apparition de ces nouveaux produits destinés à compléter les pratiques récréationnelles et ludiques du sexe, devenu un loisir.
Ce déplacement sémantique du “sex” vers le “love” et le “sexy” repositionne une nouvelle cible féminine, épanouie, sophistiquée, et maîtresse de son propre plaisir.
Dans ce contexte, le sextoy s’éloigne des représentations mimétiques du pénis et revendique une part d’artifice, une autonomie en tant qu’objet. Ce phénomène n’est alors que le résultat de valeurs liées aux pratiques sexuelles actuelles exacerbant l’individualisme. Le comportement, qui conduit à consommer l’individu et à le réduire à un objet de plaisir, évacue toutes émotions susceptibles de modifier l’équilibre intérieur de l’individu (Lasch, 1979).
Dans ce sens, l’usager condamne lui-même sa dimension d’auteur-créateur. Au-delà d’une réduction artificielle de l’autre, les sextoys fixent et figent les figures sémantiques du sexe au sein desquelles l’usager est réduit à un choix limité. Le danger anti-créatif porte alors sur le risque de standardiser les valeurs personnelles de la sexualité et de les limiter à une quête d’efficacité. Dans le cadre de la sexualité, en proposant des solutions et systèmes performants, le design ne risque-t-il pas de limiter les ressources créatives de l’humain ainsi que de standardiser le plaisir sexuel?
Cette étude, pour le moment contextuelle au terrain français, est susceptible d’être vérifiée dans les pays occidentaux. Issue du regard croisé de chercheurs en science de l’Art, en design et en sémiotique, elle propose une première analyse du terrain qui vise à mettre en place et à structurer un projet de recherche plus vaste, au sein duquel le design est un vecteur corrélatif de la complexité sémantique associée aux produits.
Notre méthode s’est appuyée sur les conclusions actuelles de la sociologie dans le but de situer les nouvelles valeurs véhiculées par ces produits, et de repérer les discours spécifiques de chaque marque pour comprendre comment le design les a fait évoluer. La définition d’un corpus d’étude a présenté des difficultés objectives étant donné l’offre très vaste des sextoys “nouvelle génération”.
Nous avons choisi de travailler sur des objets présentant des “saillances fortes”, c’est-à-dire des saillances identifiables à des pôles permettant la structuration du corpus à des niveaux de lecture formelle et sémantique, comme échantillons de référence. Ces produits de marques différentes ont été analysés dans l’objectif de mettre en lumière la complexité des déplacements opérés à travers les valeurs esthétiques, sémantiques et les valeurs d’usage des sextoys.
Afin de simplifier notre propos dans cet exposé et de le présenter avec concision, nous limiterons notre étude aux résultats concernant l’analyse de trois modèles de marques européennes, japonaises et américaines.
L’étude de la production de la Fun Factory (Allemagne) a essentiellement permis de constater une redéfinition stylistique du sextoy visant à intégrer un nouveau discours dans le dessin même des produits. L’utilisation de la figure du bestiaire (Fig.2) dédramatise les pratiques liées au produit en rapprochant celui-ci du jouet et de la figure du petit animal. Ce dispositif stylistique semble jouer un rôle important dans le processus de familiarisation de l’usager avec le produit et le dépassement de certaines conventions sous-entendues par son usage.
Figure 2. A gauche, le Vibro Chenille, et l’ensemble des produits de Fun Factory.
Par ailleurs, le cas du Magic Rabbit (Fig.3), a été popularisé par la série américaine Sex and the City. Ce modèle ne dépend pas d’une marque: plusieurs fabricants le distribuent à travers le monde, mais il est initialement originaire du Japon. Il s’agit d’un produit principalement axé sur la performance technique au service de l’orgasme. Le manque de cohérence stylistique de l’objet fait émerger la question de l’intégration culturelle des sextoys. L’habillage iconique de l’objet est issu de la tradition Japonaise et paraît anecdotique du point de vue d’un design occidental, toujours en recherche d’une cohérence esthétique et technique de l’objet.
Figure 3. Le Magic Rabbit.
Figure 4. Modèle Gigi de Lelo.
Enfin, Lelo (Suède) fait partie des nouvelles marques qui proposent des produits spécifiques à la clientèle des love-shops, avec des appareils jouant sur le registre de l’évocation formelle abstraite. Le lisse, le blanc, l’épuration, la sobriété et l’élégance de ces courbes positionnent les modèles Gigi ou Iris (Fig. 4 et 5), du côté des objets haut de gamme et raffinés. L’épuration octroie à l’objet un mystère symbolique, il semble être un concentré technologique tout en manifestant une simplicité extérieure. Il intègre l’esthétique épurée des téléphones cellulaires tactiles mais aussi d’un certain raffinement féminin. L’absence de référence symbolique fait de l’objet un support de projection fantasmatique qui implique l’imaginaire de l’usager. Ici, le design se manifeste en tant que vecteur d’organisation et de cohérence, intégrant esthétique, technique et symbolique au sein du produit et de son environnement de distribution et d’usage.
Les marques les plus récentes, telles que Fun Factory et Lelo, s’efforcent d’exprimer une cohérence sémantique entre l’usage, la technique, l’image et l’environnement du produit.
Ces exemples ont permis de démontrer qu’un discours sémantique se construit sur deux niveaux. Le premier consiste en une stratégie de valorisation du produit. La référence à la figure animale ou au téléphone portable indique une stratégie visant à rendre les vibromasseurs familiers. Le second manifeste quant à lui les positionnements identitaires choisis par chaque marque. Il désigne des stratégies de familiarisation, visant chacune à cibler un marché spécifique, un marché lisible où la complexité peut être lue par les utilisateurs comme une variété d’offres.
Le design met en œuvre une complexité sémantique qui repose à la fois sur la technique, la manipulation, la sensorialité et l’image du produit, mais aussi sur le discours et la rhétorique “marketing” qui l’entourent. Ces produits sont aussi tributaires des discours qui en font la promotion, organisés par les médias, par les vendeurs, ou encore par les témoignages organisés au sein de cercles de femmes tenus à domicile ou dans les boutiques spécialisées. Nous avons affaire à un processus global de transformation, duquel il serait vain d’isoler la dimension “objet” comme dimension autonome et lieu du design.
A travers cette recherche, le design apparait comme un vecteur structurant la variété afin de la rendre lisible. Il devient un outil assurant la lisibilité du discours de l’objet au détriment parfois de la lisibilité de l’usage dans l’intégration structurée d’une complexité sémantique.
Dans notre étude, nous avons montré un processus de familiarisation grâce au discours visuel de l’objet, or il nous est apparu simultanément une difficulté de lecture de l’usage et des emplois de ces produits. Cela est confirmé par l’organisation des réunions organisées par les magasins de sextoys. Par ailleurs, dans les perspectives de cette recherche, il apparaît essentiel de développer une étude de la lisibilité des usages auprès d’un panel par le biais d’enquêtes de perception.
Au-delà d’un remodelage stylistique et sémantique, le design met en scène une cohérence déplaçant ces objets pornographiques vers une dimension sensuelle et féminine. Ce glissement n’est pas sans restreindre ces artefacts du sexe à des problèmes de nature technique: dimension, diamètre, vitesse.
Au final, plusieurs aspects du design sont évincés dans les sextoys. Pour le moment, il s’agit plutôt d’une économie générale en mutation, dont le design est un instrument privilégié. En effet, un projet de design global pourrait prendre en considération de manière plus vaste les ambiances, les scénarii et les expériences sensorielles du plaisir. En se concentrant sur la notion de performance, le sextoy semble évincer la place de l’expérience et du développement de l’imaginaire.
Il s’agit désormais de savoir si ces objets pourraient mettre en route une créativité originale de l’usager. Serait-il souhaitable, dans le design de sextoys, d’impliquer la contreperformance du produit comme ressort d’un plaisir intégrant la créativité des usagers? Cette recherche pointe une difficulté quant à des définitions objectives ou standardisées du plaisir, elle révise les définitions usuelles du design comme recherche optimale et efficace d’une réponse à un besoin.
Ce texte est un exposé des résultats de recherche présenté au colloque DRS “Design et Complexité” à Montréal, le 7 juillet 2010. Il ne fait pas état de la démarche scientifique de recherche intégrale. La Revue du Design s’associe donc aux auteurs pour vous conseiller, si vous êtes intéressé par le sujet, de consulter l’article complet disponible en PDF.
le 2 novembre 2010 à 0 h 56 min
Si les sextoys se démocratisent, c’est aussi grâce au design. Avec des marques comme Lelo qui font des produits d’une élégance et d’une qualité irréprochable, l’objet est élevé a un niveau bien supérieur qu’un simple outil de plaisir.
le 2 novembre 2010 à 13 h 02 min
@Madame Rose
il n’y a pas de niveau supérieur à l’outil ….qui prolonge la main de l’homme, animal supérieur mais qui n’est pas le propre de l’homme…. Les animaux savent aussi concevoir et utiliser des outils…
le 24 novembre 2010 à 20 h 44 min
« Le design ne risque-t-il pas de limiter les ressources créatives de l’humain ainsi que de standardiser le plaisir sexuel? » !!!! …
Soit cette phrase est ironique et son but est atteint: elle m’a bien fait marrer;soit elle est au premier degré, auquel cas je rigole encore plus… Sacrés designers!!
Mon prof de design, justement, nous disait pourtant tout à l’heure que les designers commençaient à arrêter de se prendre pour dieu et de croire qu’ils allaient sauver le monde… Mais, encore une fois, si cette phrase est sérieuse, y’a un non moins sérieux problème: on prend les gens pour des abrutis, entièrement soumis aux objets, incapables de prendre leur pied sans le secours de généreux et intelligents designers, créatifs à leur place!!! triste.
A part ce bémol, intéressant article.
le 24 novembre 2010 à 23 h 49 min
Bonjour Etudiante en arts, et merci beaucoup pour votre commentaire.
Votre remarque est tout à fait pertinente, car on peut effectivement reprocher au design de parfois se voir et à se concevoir tout puissant.
Je pense cependant que la phrase que vous citez peut également être comprise dans le sens où une forme trop précise ou stéréotypée pourrait standardiser certains usages, même si au final l’utilisateur conservera toujours, évidemment et vous avez raison de le souligner, sa possibilité d’employer l’objet comme bon lui semblera.
le 26 novembre 2010 à 14 h 15 min
Bonjour,
merci de votre réponse
je comprend ce que vous voulez dire, ce qui d’ailleurs est pertinent dans le contexte de l’article (c’est toujours limite d’extraire une phrase d’un ensemble) mais je continue de trouver cette formulation assez « hard », et symptomatique d’une façon de penser et d’une sorte de snobisme (ceci dit sans agressivité pour l’auteur de l’article, ou qui que ce soit en particulier d’ailleurs) qui règne dans ce milieu du design, et de l’art en général. Et j’ai l’impression, (de ma petite position d’étudiante qui commence à craquer!), que cela déconnecte totalement les créateurs de la réalité du monde. Je pensais que c’était un cliché, je commence à le vérifer. Ma remarque était donc également liée à cette sensation, de plus en plus étouffante après 3 ans de Beaux-arts, et diverses rencontres…
Peut-être que j’exagère, mais ça m’exaspère, pour faire une rime pourrie.
A plus!
le 26 novembre 2010 à 20 h 34 min
@Etudiante en arts;
Pourrais-tu me dire pourquoi les artistes ne prétendent s’adresser qu’aux plaisirs de « l’élite » et de la bourgeoisie?
le 27 novembre 2010 à 9 h 24 min
@ Oilivier:
De quels artistes parlez-vous ? (et de quel siècle ?)
Et où avez vous lu ou entendu cela ?
le 3 décembre 2010 à 14 h 47 min
Olivier:
…Je ne pense pas forcément que les artistes (encore moins les designers!) ne prétendent s’adresser qu’à l’élite de manière avouée, ou du moins aucun dans ce cas ne me vient en tête. J’ai plutôt la sensation que tout en prétendant faire de l’art pour tous, on se place automatiquement dans une position de supériorité vis à vis des gens à qui l’on s’adresse. Je ne sais pas si c’est un bien ou un mal, mais par exemple la phrase de cet article que je citais, qui à mon sens manque d’humilité, me fait penser que c’est un mal.
Puis pour être un peu cynique, je dirais que les artistes contemporains sont bien obligés de s’adresser en priorité à l’élite cultivée et à la bourgeoisie, aux prix auxquels ils se vendent…
Enfin tout ça me trouble. Je crois que quelque chose m’échappe.
Je vais changer d’orientation, d’ailleurs.
le 9 août 2012 à 14 h 34 min
A mon sens : La recherche en design, cela revient à faire de la recherche sur la recherche. C’est super mais si le design c’est avant tout produire pour en extraire une théorie et ainsi de suite (démarche itérative) alors, la recherche en design c’est presque hors sujet ou bien la façon pour les universitaires de surfer sur la vague design avec leurs outils…
Je pense humblement que lorsque l’on n’a rien à dire sur le fond d’un sujet, en l’occurrence ici la place du design au 21e siècle en dehors des arts décoratif et du capotage industriel, on fait comme dans tous les autres sujets : on fait dans le larmoyant social pour se donner bonne conscience ou l’on parle de sexe en le saupoudrant d’intellectualisme pour faire bon genre…
Finalement et malheureusement, les blogs intéressant tel larevuedudesign, sont comme les grands messes de l’innovation (ENMI, LIFT, etc.) à vouloir trop en dire, et trop régulièrement pour fidéliser le chaland, on fini par de l’anecdotique et du hors sujet.