Les stars du design: quel avenir et quel potentiel?
Par Nicolas Minvielle.
La question est complexe et soulève un certain nombre de points qui relèvent autant du marketing ou des marques que du design lui-même.
Pour commencer, il faut préciser que je ne suis pas historien du design, mais qu’il me semble que la personnalité du designer (produit) tend de plus en plus à prendre le pas sur sa production, et qu’il existe dans ce cadre une démarche agressive de “brandisation” des créatifs. A titre d’exemple, je me demande si, à leur époque, la notoriété des Eames était équivalente auprès des non designers que celle que peuvent avoir des Marc Newson ou des Starck actuellement. A priori, la réponse est non mais je suis ouvert à discussion sur un thème qui ne relève pas de mon expertise.
Pour autant, je ne peux que constater que le “design by” est en train prendre une place de plus en plus importante dans le milieu des designers, et je suis un peu étonné car cela me paraît assez éloigné de la réalité économique et financière de la chose.
Pour expliquer mon propos, je vais commencer en remarquant que la situation actuelle des “marques de designers” est rarissime en termes de notoriété. Le marketing fait une distinction claire entre les marques dites “top of mind”, les “spontanées” et les dernières, dites “aidées”. En grossissant le trait, une marque “top of mind” est celle qui vient à l’esprit lorsque l’on demande à quelqu’un de citer une marque. A priori, aucun designer produit ne figure ici, les études parlant plutôt de Nike, IBM etc.
La notoriété “spontanée” d’une marque fait référence à un marché. Par exemple, lorsque je parle de design, quelles sont les marques qui vous viennent à l’esprit? La notoriété “aidée” est quand à elle celle qui permet de classer des marques lorsqu’on les cite (exemple: qui est le plus connu entre Starck, Newson et Ora Ito?).
Avant de conclure sur cette longue introduction il faut préciser qu’une personne cite en moyenne de 3 à 4 marques dans le cas de la notoriété spontanée. En donner plus est rare. Evidemment, les entreprises se livrent alors un combat journalier pour gagner des points de notoriété et rentrer ainsi dans l’esprit des consommateurs.
Or, si l’on fait l’exercice auprès de “consommateurs” (questionnaire distribué auprès de deux promos de 400 étudiants d’école de commerce), les seules marques de designers qui viennent à l’esprit sont Starck et… (pour ceux qui boivent de la bière ou qui aiment aller au Cab ), Ora Ito.
La première remarque est donc que nous sommes sur un des très rares marchés sur lesquels la compétition pour la notoriété est encore ouverte. Je souligne réellement ce point car, lorsque dans 10 ou 20 ans, les Starck actuels du design seront devenus les équivalents des YSL de la mode, l’accession au statut de “marque de designer” sera bloquée. La remarque prendra alors toute sa valeur…
Passons maintenant à la question de “Comment je deviens une star?”. La réponse est plus ou moins connue, mais est biaisée par une forme de nombrilisme du milieu du design. En l’occurrence, le passage par l’édition de meuble est évidemment obligatoire, mais cache une réalité économique dont il faut tout de même parler: tout le monde ne peut pas vivre de l’édition… Il faut par ailleurs aller plus loin et détailler qu’il ne s’agit là que d’une des étapes du développement de la notoriété. Le système de l’édition est tout de même destiné à un public très averti, et il est peu probable qu’il s’agisse d’un dispositif permettant de réellement gagner une reconnaissance auprès du grand public. Quelques icônes mises à part évidemment…
La solution semble donc plutôt se trouver du côté des entreprises et du capital marque qu’un designer peut tirer d’un partenariat. L’idée est très simple et est reproduite depuis toujours dans la mode: développer un territoire de marque suffisamment large pour générer une assise financière confortable, tout en s’assurant de ne pas diluer sa marque. Ceci se faisant au travers de la cession des droits du créateur.
Une tendance intéressante vient souligner qu’un tel développement pourrait apparaître dans le design: le passage de la cession de droits liée à une création à celui de la cession de la marque du créateur. Sur un nombre important de contrats que j’ai vu récemment, l’accord repose en effet sur la “location” du nom du designer, plutôt que sur “l’achat” de ses créations. En d’autres termes, le design intégré de l’entreprise propose des créations au designer, sur lesquelles ce dernier accepte d’apposer son nom … ou non.
Encore une fois, c’est un système historique dans le milieu de la mode, mais son apparition dans le milieu du design produit est récente et surtout, elle remet en cause un certain nombre de pratiques.
Partant de là, on en arrive à se dire que nous pourrions voir apparaître à terme deux typologies de designers:
- Une première catégorie à laquelle les entreprises auraient recours en se basant sur leur expertise technique.
- Une deuxième catégorie où les entreprises chercheraient une collaboration relevant plus du symbolique et évidemment de la communication.
Il se trouve que je suis actuellement en train de préparer un ouvrage sur les pratiques du design en entreprise avec deux co-auteurs. Dans ce cadre, nous interviewons depuis deux mois tous les responsables du design qui acceptent de répondre (soit dit en passant, si vous êtes designer intégré et que vous accepteriez un entretien, contactez moi!!). Une série de questions porte évidemment sur le designer de signature, et les conclusions des entretiens menés sont réellement frappantes.
La quasi-totalité des répondants nous précisent qu’ils n’envisagent absolument pas de travailler avec un designer de signature. Les justifications à priori, autant que celles à posteriori (pour ceux qui ont eu une expérience avec cette typologie de designers) se recouvrent et sont principalement au nombre de trois:
- Des problèmes techniques: l’industrie ou le service dans lequel nos répondants travaillent sont trop techniques et complexes. Dans ce cadre, il leur paraît inenvisageable d’être en mesure de briefer correctement “une star” qui ne prendra pas le temps de réellement appréhender le milieu. Un de nos répondants dirige la cellule design d’une entreprise du CAC 40. Atterré par les collaborations qu’il a pu avoir, il précise qu’il a dépensé plus de temps et d’argent à expliquer le procédé industriel qu’il n’a reçu en créativité.
- Des problèmes de marque: les personnes ayant eu une expérience soulignent la déception qu’elles ont eue en voyant des produits qui correspondaient parfaitement à la personnalité du créateur, mais pas du tout à celle de leur marque. Sur ce point, il faut souligner que c’est là le travail du marketing que de valider la cohérence du co-branding. On notera que quelques designers ont fait du co-branding de manière assumée, mais en allant chercher des créateurs en dehors du design produit (artistes, stylistes, etc.). On retrouve ici une stratégie qui ne relève pas du technique, mais bien du symbolique.
- Des problèmes RH: d’une manière plus générale, de nombreux designers intégrés perçoivent le recours une marque de designer comme relevant d’une danseuse de la direction. L’appropriation est donc extrêmement difficile, surtout lorsqu’on leur demande en conclusion de ne jouer qu’un rôle de “développeur de la star” (verbatim d’un répondant).
On constate donc que la réaction est plutôt mitigée. Malgré les biais éventuels liés à la méthodologie, il y a tout de même une quasi-unanimité, et les chiffres de vente qui nous ont été communiqués sont effectivement sans aucune mesure avec l’impact qui avait été imaginé.
Pour autant, certaines entreprises souhaitent absolument continuer à travailler avec stars, ou lancer une démarche.
Ici, la motivation est totalement assumée et est partagée par les répondants: la communication. Les stratégies sont diverses, et relèvent du repositionnement d’une gamme, de la volonté de toucher une nouvelle cible ou même tout simplement d’avoir de la presse. Sur ce point précis, un répondant annonce qu’il paie sa star avec un budget communication, et qu’il prend un soin particulier à valider les retombées presse, ces dernières venant faire évoluer le montant des royalties versées.
Si l’on devait analyser rapidement les données dont nous disposons actuellement, on peut en conclure que, lorsque l’on sort du milieu du design pur (édition etc.), le recours à des stars est extrêmement controversé. Du point de vue économique notamment, les retours sont bien plus faibles que ce que la starisation de certains acteurs peut faire croire. Seule l’approche communicationnelle semble développée de manière stratégique et est reconnue comme portant ses fruits.
Nous sommes encore en pleine recherche, mais cela souligne que la figure de la star du design relève beaucoup plus d’un construit lié à la presse que d’une réelle demande de la part des entreprises. Le développement de ce type de marques de designer devrait donc se faire en assumant complètement cet aspect. Ce qui d’ailleurs laisse de la place aux agences de design ayant développé une expertise ou une pratique et étant reconnus sur ces domaines…
Cet article est également paru sur le blog de Nicolas Minvielle: design-blog.info.
le 15 février 2011 à 22 h 55 min
Fort interessant. Et montre la réalité du design. D’un côté les « people », le cougar design, la presse, internet, la communication etc.. de l’autre les designers qui font des produits intégrés aux entreprises.
Le deuxième groupe se faisant peu d’illusion sur l’intérêt du premier groupe.
le 21 février 2011 à 11 h 14 min
Tout est dit! (donc pas besoin de m’interviewer sur ce sujet).
« Triste » réalité, mais les entreprises ont toutes les cartes en main pour « promotionner » davantage leurs équipes que des grands noms connus, et ainsi se positionner en acteurs du design et de la créativité, sans se cacher derrière une star. Bref, s’assumer, à l’instar des constructeurs automobiles (peu de gens ignorent Le Quément, Bangle, Ploué car les entreprises communiquent sur leur noms), ou d’Apple, qui a fait de son designer en chef une star mondialement reconnue (et adulée par les macfans), à tort ou à raison!
Les entreprises ont tout à y gagner, et leurs designers aussi =D
Celà dit, j’aimerais beaucoup « travailler » à l’occasion avec un grand nom (Newson, Starck, Crasset, Bouroullec, etc…), mais c’est certainement une forme de perversion de ma part. J’aimerais également lancer des jeunes créateurs indépendants…
le 23 février 2011 à 17 h 27 min
Merci, ça fait du bien de lire ça !
le 25 février 2011 à 18 h 17 min
En plein dans le mille !
Mais attention à ne pas trop « dauber » sur la réussite de certaines stars qui participent tout de même fortement à la visibilité du Design. Je constate trop souvent un esprit de jalousie : « si il a réussi, c’est que y’a un truc pas clair ».
le 27 février 2011 à 11 h 58 min
Il faut arrêter de parler de la jalousie de ceux émettent une critique sur ces designers cleenex.
Pourquoi serait-on jaloux de ceux qui font une exposition de jolis dessins ( du simple graphisme) dans une galerie? Et qui ont des relais chez quelques pigistes politiquement corrects?
Il est possible qu’ils aient des groopies et quelques professeurs d’écoles de dessin publiques qui recommandent ces visites (gratuites) à leurs lycéens ou étudiants de prépa. Mais n’exagérons rien. Un joli dessin d’une chaise, ce n’est qu’une chaise joliment dessinée. Rien d’autre! 25 € plus le cadre= 50€
Non, l’accusation du sentiment de jalousie, est fortement déplacé.
Les infographistes aussi font de jolis dessins. Mais, eux, ne dépensent pas de l’argent pour louer une galerie et inviter leurs groopies. Est-ce que quelqu’un jalouse les infographistes qui font de jolis dessins?
le 27 février 2011 à 19 h 41 min
@ Alain: la critique est, notamment sur ce site, toujours la bienvenue.
Si vous évoquez, dans votre commentaire, l’exposition des frères Bouroullec, je vous avoue cependant la trouver un peu réductrice: il me semble en effet regrettable de réduire leur activité au simple dessin qui n’est, comme ils le disent eux même et comme le montre en partie l’exposition, qu’un des outils du projet, parmi d’autres.
le 28 février 2011 à 7 h 57 min
Je n’ai pas cité les Bouroullec.
Ils font une exposition, sans produit, pour démontrer leur démarche de designers. Bien.
Mais, je n’avais pas les moyens de constater que en plus de leur jolis dessins exposés, il y avait des analyses et dessins » techniques » usage, fabrication…(Ingénieurs à convaincre). Ni des recherches de société, culture, marketing, humaniste ( marketing ?)..
Alors une présentation de leur « méthode de designers » sans les dimensions ingénieur, marketing, financier. Il ne reste que de jolis dessin pour les enfants.
Mais comme je l’ai dit, je n’ai pas cité leur nom, parce que je ne vois pas assez les éléments ( et quantité) exposés.
le 28 février 2011 à 9 h 31 min
@Alain : Je ne fais que relater quelques expériences personnelles et ce qu’on peut lire sur les forums. J’observe trop souvent que beaucoup de designers dévalorisent facilement le travail des autres (dans l’espoir de paraitre plus brillants). Plus largement c’est le réflexe de beaucoup d’entreprises face à leurs concurrents.
Mais lorsque je lis votre message, j’ai plus l’impression d’un sentiment de ras-le-bol. Si comme moi, vous avez comme ambition d’augmenter la valeur du design, il est clair que ces quelques designers élitistes ne nous facilitent pas la tâche.
Malgré tout, si on s’accorde sur le fait que le design est un monde trop petit pour souffrir d’une guerre de religion, on peut regarder cela d’une façon plus positive.
Même si je ne partage pas du tout leur vision du design, je ne peux qu’être épaté par la capacité des « designers stars » à faire parler d’eux et à vendre à des prix bien supérieurs aux autres (c’est qu’ils ont trouvé leur positionnement et ont su adapté leurs offres et leurs tarifs en conséquence ?).
En bref, à chacun sa place. C’est d’ailleurs finalement la conclusion que Nicolas semble tirer dans son article.
le 28 février 2011 à 13 h 28 min
@alain: faut quand-même être un peu plus constructif!
le 1 mars 2011 à 22 h 57 min
@ Grégoire;
oui, c’est un sentiment de ras-le-bol!
D’aucune manière je ne souhaite que ces designers du paraître ne puissent s’exprimer. J’exprime seulement quelques remarques et quelques marques.
-Les designers silencieux peuvent prendre la parole. L’arrogance et la condescendance de certains designers du paraître et les verbeux doivent intégrer cette variable. Et accepter que le plaire aux pigistes et aux cougars n’est pas le seul critère qualificatif.
-Il n’y a pas que le process des starlettes appliqué dans le monde du design. Il y a aussi des professionnels capables de gérer et diriger un process long et complet. Qui savent intégrer des contraintes plus complètes comme le marché, la technique, les couts…
-Que les artistes, les techniciens, les bricoleurs, les verbeux sont partis prenantes dans le design. Et bien qu’ils veulent en capter l’héritage , ils ne sont pas au coeur de ces savoirs.
-Et, hélas, ou heureusement, le design vit dans les entreprises et de plus en plus souvent hors de France. Hors d’atteinte des designers du paraître, des airs designers!
Cela n’est peut-être pas assez constructif. Mais les précisions et les limites aux choses peuvent avoir leur utilité. Et je ne suis pas en déficit d’amour. ( humour)
le 2 mars 2011 à 10 h 20 min
@ Grégoire:
Pour avoir été responsable des marques de Starck pendant sept ans, il m’est difficile, en toute honnêteté, de dire du mal d’un système que j’ai contribué à développer :). En fait, comme vous le disiez, chacun a un rôle à jouer, et seuls les designers de signature offrent une telle capacité de communication -ex nihilo j’entends- aux entreprises.
Pour autant, et c’est là l’importance du propos, je suis assez critique sur la surmédiatisation dans la mesure où elle implique une perception (complètement) faussée de leur importance économique et de leurs apports potentiels aux entreprises. Pour illustrer ces questions, on peut aller voir la présentation de Clément sur designetrecherche. Cela clarifie bien les choses.
Ceci étant dit, le débat ne fait que commencer sur « la figure sociale du designer » (design by, designers d’Ikea etc.), et il promet d’être riche !
le 2 mars 2011 à 14 h 23 min
Quelque soit les domaines, l’image un peu survoyante de quelques uns bruite en générale la perception du reste du groupe par le grand-public: on peut faire référence aux acteurs (capricieux), aux chanteurs (trop riches), aux footballeurs (trop bien payés pour ne pas assez mouiller le maillot), aux politiques (qui ont tous les maux), etc…
Le fait de ne pas être connu n’empèche pas, heureusement, d’être très apprécié au sein de son entreprise, et parfois même au-delà (concurrents, clients, confrères). La reconnaissance personnelle est loin d’être un ressort important dans notre métier (tant mieux). Les besoins des agences sont un peu différents, il faut absolument se faire connaître, au risque d’abuser un peu!