C’est la faute de l’ingénieur
Par Clément Gault.
Il y a quelques temps Tim Brown, le patron d’IDEO et chantre bien connu de la “pensée de la conception” (“design thinking”), constatait que les “conversations” entre design et science étaient de plus en plus courantes. En substance, voilà ce qu’il a écrit sur son blog:
Mon avis personnel sur le sujet est que la dernière moitié du 20e siècle a vu un déclin régulier de l’intérêt porté par le design sur la science et la technologie au fur et à mesure que l’ingénierie s’insérait entre les deux. Ce n’est pas une critique des ingénieurs qui ont, comme dans la Silicon Valley, fait des merveilles avec les nouvelles technologies sur les microprocesseurs, le stockage, les réseaux et les logiciels, pour créer les produits et les services d’aujourd’hui. C’est aussi le cas dans d’autres domaines tels que l’aéronautique ou la bio-médecine. Non, ma critique porte sur les designers et les scientifiques qui ont compté sur les ingénieurs pour faire la traduction entre leurs deux domaines. Mon souci est que cette traduction inclut des pertes qui seraient pourtant bénéfiques aux scientifiques, aux designers et à l’usager final.
Je me demande quel serait le bénéfice si les designers avaient une compréhension plus profonde de la science derrière la biologie synthétique, les nanotechnologies ou la robotique. Les designers pourraient-ils aider les scientifiques à mieux voir les implications et les opportunités des technologies qu’ils créent? Des designers mieux instruits et plus ouverts pourraient-ils participer aux hypothèses que se posent les scientifiques ou bien les réinterpréter de manière innovante? Les designers pourraient-ils faire un meilleur travail qui serait d’introduire cette nouvelle science dans notre vie, et ce de manière à être encore plus bénéfique?
Si les scientifiques étaient davantage confortables avec la nature intuitive du design, pourraient-ils se poser des questions plus intéressantes? Les meilleurs scientifiques font souvent de grands progrès basés sur leurs intuitions. Jusqu’à présent, trop de sciences modernes semblent être limitées par des méthodes qui répondent plutôt à des questions incrémentielles. Si les scientifiques maitrisaient quelques unes des compétences des designers, seraient-ils capables de communiquer leurs nouvelles découvertes au public?
Selon moi, le discours de Tim Brown est particulièrement intéressant parce qu’il figure clairement le point de vue éclairé d’un designer relatif à ce genre de situation.
Preuve en est, la dualité qu’il opère dans ses propos. Tim Brown place le “designer” en face du “scientifique” et non en face du chercheur. Il semble ainsi vouloir mettre en relation une pratique, celle du design, à un domaine, celui de la science. De fait, utiliser le terme de “scientifique” me parait ici plutôt maladroit et sous-entend que l’intérêt d’un designer comme Tim Brown est avant tout ce que produit le chercheur, et non sa pratique de la recherche.
De plus, Tim Brown considère uniquement l’apport du designer aux scientifiques. Cet apport serait de deux ordres: poser des questions, envisager de nouvelles hypothèses; mieux communiquer leurs résultats, en particulier à un plus large public. En cela, toujours selon Tim Brown, le designer pourrait “aider les scientifiques”, “participer aux hypothèses”. De même, le “scientifique” pourrait développer ses compétences vers celles propres du designer comme “la nature intuitive du design” ou bien leurs capacités à communiquer au plus grand nombre.
Il est intéressant de noter que Tim Brown n’envisage pas d’échange réciproque. En définitif, faut-il comprendre que le designer n’aurait rien à gagner dans sa pratique à travailler avec le “scientifique”? Peut-on parler d’un quelconque rapport de servitude, de subordination du “scientifique” par le designer? Il serait assez cavalier de ma part de l’affirmer à la seule lecture de ce billet de blog. Néanmoins, au regard de mes travaux de recherche sur le sujet, je peux affirmer que ce rapport de subordination du designer envers le chercheur est parfois bien réel.
Dans ces cas particuliers, le designer ne s’intéresse qu’à la production du chercheur (nouveaux matériaux, algorithmes, etc.) et non à sa pratique. En outre, Tim Brown à parfaitement raison sur le fait que le designer peut apporter de nouvelles interrogations au chercheur. Le designer sait pointer là où il faut je dirais. La recherche se fait en laboratoire, un milieu artificiel où les facteurs sont particulièrement contrôlés (cela vaut également pour les sciences humaines et sociales), et le designer a cette particularité salutaire de fournir de nouveaux contextes, de nouvelles perspectives auxquelles le chercheur ne s’attend pas. L’exemple le plus percutant que j’ai en tête est celui de la botte de protection contre les mines terrestres. (Ceux m’ayant déjà vu en conférence comprendront).
Après, Tim Brown n’évoque pas ce que le “scientifique” apporte dans sa pratique au designer. Il est vrai que lui est beaucoup d’autres communiquent aux travers de conférences et de livres sur ce qu’ils appellent le “design thinking“, ce que par fainéantise et par soumission culturelle nous refusons de traduire par “pensée de la conception”. Est-ce que cela fait de ces personnes pour autant des “scientifiques” ou des chercheurs? Je ne pense pas. Je partage davantage le point de vue de Don Norman voyant le “design thinking” comme un “mythe utile”, une boîte noire dans laquelle est enfermée la pratique du design car leurs praticiens ne peuvent ou ne veulent pas, voire ne cherchent pas, à expliquer.
La faiblesse manifeste du “design thinking” est d’être ramené à la supposée créativité ou sensibilité propre du designer. Ce qui en définitif n’est pas très rigoureux si on se place dans un positionnement de chercheur. Concernant le cas plus local de la France, il est vrai que de plus en plus de jeunes designers et d’institutions s’intéressent à la perspective des études doctorales. Bien qu’étant concerné, j’avoue ne pas trop quoi en penser. Néanmoins, il ne faut pas omettre de replacer ce phénomène dans l’harmonisation européenne des cursus universitaire au système LMD (licence, mastère, doctorat), qui a provoqué un intérêt soudain des écoles d’art et de design envers le doctorat.
En supprimant la place de l’ingénieur, Tim Brown espère que le designer pourrait faire un “meilleur travail” dans la conception de produits innovants à destination du grand public. Je ne partage pas ce point de vue. Mes travaux de recherche montrent plusieurs choses à ce sujet. D’une part, l’objectif du designer et du “scientifique” n’est pas toujours partagé, sauf quand le projet est véritablement pensé en commun. Le chercheur, le “scientifique” selon Tim Brown, ne travaille par pour créer les objets de demain. La recherche fonctionne dans un silo et le chercheur est motivé par l’apport de nouvelles connaissances, d’un nouveau savoir scientifique. D’autre part, ce qui pose parfois problème dans les coopérations entre designer et chercheur est l’absence des compétences de l’ingénieur.
Le chercheur n’est pas là pour produire techniquement le prototype imaginé par un designer, ce que le plus souvent imagine ce dernier. De son côté, l’ingénieur est bien celui qui rend disponible les avancées issues de la recherche pour le secteur industriel, et conséquemment au grand public. En ce sens il est en effet un traducteur, tout comme l’est le designer vis-à-vis du quotidien, sachant révéler des usages qui étaient jusqu’ici marginaux. Néanmoins, designer et “scientifique” peuvent très bien se retrouver autour d’un projet commun, et ceci sans qu’un ingénieur ne soit présent. Dans ce cas, l’intérêt est ailleurs. Il s’agit le plus souvent d’un travail de prospective, de critique, ou de “sonde”. Aussi, chacun sait je pense adapter son langage à l’autre tout en sachant que l’objectif du projet ne doit pas être tiré ni pour l’un ni pour l’autre. C’est typiquement en pensant en amont la teneur du projet collectif que chacun peut réellement s’y retrouver et éviter cette sensation de subordination, lorsque le designer est là pour le chercheur, ou inversement le chercheur est simplement la caution scientifique pour le designer et son projet.
En ce sens, je pense qu’imputer à la figure de l’ingénieur ce problème de dialogue entre designer et “scientifique” est révélateur de la volonté actuelle d’accélérer à tout prix le processus d’innovation. Tim Brown semble désigner un fautif, un intermédiaire qu’il ne juge plus nécessaire et dont l’absence aurait comme effet d’accélérer l’innovation. Je ne cherche pas à mâcher mes mots: je trouve ça est un peu facile.
Rentabilité à court terme oblige, je pense plutôt que dans cette histoire on se focalise de plus en plus sur la lettre “D” dans le sigle R et D, et ceci au détriment du “R”.
Cet article est également paru sur le blog de Clément Gault: designetrecherche.org.
le 23 mars 2011 à 10 h 48 min
Intéressant…
Néanmoins, je ferais la même critique à Clément Gault qu’à Tim Brown: sans exemple ni cas d’application, ces discours restent des théories que l’on peut très facilement réfuter ou valider, juste sur une interprétation différente de quelques termes.
A propos, je pense que Tim Brown doit écrire en anglais et que dans sa langue, le terme pour « chercheur » est probablement « scientist », facilement traduisible (par paresse?) en français par « scientifique ».
Sinon, je suis d’accord avec Clément sur le fait que les chercheurs peuvent apporter énormément aux designers. N’étant pas scientifiques de métiers, nous (les designers) avons forcément des visions parfois réductrices, voire erronées, de nombreux phénomènes physiques ou naturels. Or, la connaissance des véritables mécanismes (que ce soit en biologie, robotique ou mécanique des fluides) peut d’une certaine manière faire changer notre cosmogonie et donc, enrichir considérablement notre créativité. Quel designer n’a jamais été influencé par le travail de Mandelbrot?
le 23 mars 2011 à 12 h 12 min
C’est quoi la question? Que les scientists et les ingénieurs et les maquettistes et les philosophes et mon chauffeur etc… peuvent servir à quelque chose? Ma réponse est oui; Un scoop! je suis arrivé à cette conclusion après de très longues recherches universitaires.
En attendant, qu’ils m’envoient leur CV, je verrai, si ils ont une utilité pour mon projet.
le 23 mars 2011 à 17 h 54 min
Cet article est très intéressant mais personnellement j’ai l’impression que le Designer est beaucoup enclin à être « demandeur » de technique et de science que l’inverse.
La notion « d’intuition » est un peu réductrice pour considérer le scientifique possiblement intéressé par le Design car si le Designer a une véritable volonté de se nourrir de technique et de science pour formuler et faire progresser son oeuvre je ne suis pas sur que le scientifique et l’ingénieur aient l’esprit réellement « Aware » à ce qui n’est pas strictement cloisonné et quantifiable.
J’ai plutôt l’impression que le point de convergence ou de rencontre entre le Design et la science et la technique, se situe sur la notion d’efficience ou de performance, ce moment précis ou chacun apporte à l’autre, le complète et le valorise au regard et à l’appréciation des autres.
le 24 mars 2011 à 4 h 09 min
Je suis jeune designer et passionné de science. Je suis de très près de nombreuses revue scientifique. Je n’aurais jamais une connaissances approfondies et exactes des phénomènes physiques MAIS ces connaissances rejoignent le lot d’autres connaissances hétéroclites que je possède. Je suis en effet très curieux.
J’ai toujours considéré le designer comme une éponge et surtout comme un catalyseur.
Lorsqu’à force de chiner un peu partout des idées, des visions, la conjonction de toute ces données fini toujours par accoucher d’un nouveau concept.
C’est cette compétence ci que j’aime dans le design!
J’ai toujours pensé que si le designer possédait l’étendu des connaissances des recherches existantes du chercheur il pourrait orienter ses hypothèses dans des directions tout à fait originales et éclairées!
Autrement dit je pense qu’une interaction, un échange, un partage entre le chercheur et le designer serait aussi bénéfique que 1+1=3!
Je pense aussi que si le designer entretenait des relations avec tous les domaines de métiers de cette société, il pourrait en résulter d’extraordinaires vision d’avenir. Un peu comme si le designer devenait le diplomate chargé de penser notre futur de façon globale et soutenable. Interagir avec et entre tous ces acteurs de manière à huiler ou à créer du lien.
Parfois, je crois aussi que le designer est un trouveur plutôt qu’un chercheur.
Le besoin de rentabilité et de réponses rapides auquel on le contraint l’oblige à trouver une solution (il y a toujours pleins de solutions). Quand la recherche avance parfois en ne produisant rien. Du débat de la productivité…
J’ai fait une école d’art et on ne me prend jamais au sérieux… Je ne me sens pourtant jamais inférieur à l’ingénieur ni au chercheur. L’idée d’un doctorat pourrait être un remède? Je ne sais pas.
Excusez moi pour la vanité et l’égocentrisme de mes propos (de designer).
le 24 mars 2011 à 9 h 25 min
Merci jmcorbu et djelmss pour vos deux commentaire réellement intéressants.
Le débat, vous avez raison de le souligner, reste ouvert!
le 24 mars 2011 à 12 h 01 min
Mais qu’est-ce qu’ils espèrent ces étudiants (attardés ou pas)? De trouver la matrice qui leur permettra d’être le patron du R & D de Renault avec une peau d’âne universitaire? Et de pourvoir arbitrer entre les savoirs?
Alors qu’ils cherchent le graal. Ils finiront peut-être par savoir (trop tard) que leurs sources ne leur permettront jamais d’avoir la recette qui permet de comprendre tous les cas de figure. Que chaque entreprise est libre de choisir ses règles et de les modifier. Et que leur questionnement est avant tout qu’apprentissage, recherche de sécurité, besoin de pérennité par manque de maturité. Dans un monde qui évolue plus vite que leur milieu sclérosé.
le 24 mars 2011 à 12 h 18 min
Relax Phil, relax…
le 24 mars 2011 à 13 h 39 min
Oui, tu as raison LRDD;
Mais arbitrer entre les ingénieurs et leurs ordres, les chercheurs et leurs syndicalismes, les designers leurs personnalités fait oublier les pratiques des échanges consensuels dans les salons de thé ou des cafeterias universitaires inconséquents.
NB: Mais cet arbitrage n’est pas mon boulot. Mais j’ai quelques sources.
le 24 mars 2011 à 17 h 50 min
Et Dieu sait que les arbitres ont la vie dure en ce moment!
(dédicace aux amateurs de football, qui seront également peut-être intéressés par l’exposition Design & Foot qui se prépare en ce moment à la Cité du Design de Saint-Etienne : http://www.citedudesign.com/sites/Actualites/ )
le 24 mars 2011 à 19 h 44 min
Le fooding; voilà un sujet consensuel pour les universitaires: les bonbons, les liqueurs, les fromages.
le 24 mars 2011 à 22 h 31 min
Bonsoir Phil.
Vous ne croyez pas si bien dire. Demain, à la une, un article sur l’expo « Food Design » qui se tient actuellement au Lieu du design
le 25 mars 2011 à 3 h 18 min