• L’objet en question(s): la collection de couverts Finger par Jean-Baptiste Sibertin-Blanc

    La rubrique “L’objet en question(s)” présente des portraits d’objet ou de séries d’objets, par leurs créateurs: l’histoire de leur genèse, leurs contraintes, leurs enjeux…

    Ce mois-ci le designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc nous en dit plus sur la conception de sa collection de couverts Finger pour Orfèvrerie de France… Une plongée passionnante, et très détaillée, dans la spécificité de ce type de projet.

    Pourriez-vous nous décrire votre projet en quelques mots?
    Finger est une nouvelle collection de couverts en acier 18/10° réalisée pour Orfèvrerie de France (Maison spécialisée dans le couvert pour l’hôtellerie et la restauration). Ce projet part du postulat que de nombreux couverts répondent avant tout à des problématiques d’image de marque et non d’ergonomie. L’univers du couvert est, soit très conservateur dans ses propositions, soit les innovations stylistiques de toute nature oublient souvent la relation d’usage et la connivence qui devrait exister avec ces outils. Ce projet a donc la modeste prétention de répondre à ces deux objectifs, d’usage et d’image.

    Comment ce projet vous a-t-il été confié?
    Ce projet a pris forme avec Orfèvrerie de France, une entreprise du patrimoine vivant (EPV) basée dans le bassin coutelier de Nogent en Bassigny. Il y a quelques années, j’ai été invité à présenter mon travail au Musée de la Coutellerie* de Nogent, «Design et Coutellerie, Jean-Baptiste Sibertin-Blanc». A cette occasion, j’ai noué des relations avec Orfèvrerie de Chambly (une autre marque du groupe Couvert de Mouroux) qui se sont concrétisées par l’édition d’une première collection d’un couvert d’orfèvre, la collection Horizon. Par la suite, cette marque s’est impliquée dans des recherches de design notamment avec l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Reims avec qui j’avais fait le relais.
    Lorsque j’ai présenté ce projet de manière spontanée à Orfèvrerie de France, certain qu’une idée nouvelle dans le couvert de table était mise en œuvre dans ce modèle, les réactions des dirigeants de ce groupe ont été enthousiastes.
    *Le Musée de la Coutellerie de Nogent est célèbre pour l’ensemble des collections historiques de cette région. Nogent en Bassigny est aussi connu pour la remarquable reconversion qui s’est opérée dans l’univers médical pour en faire un des pôles pilotes en Europe.

    Quels étaient, selon vous, les principales contraintes et les principaux enjeux de ce projet?
    La mise en œuvre d’un nouveau couvert est complexe pour 3 raisons, au moins.
    En premier lieu, ce sont des investissements considérables pour la fabrication des outillages dus au nombre de modèles; la collection Finger comprend 11 pièces pour onze matrices minimum.
    En second lieu, le couvert sera un achat pour le «chez soi» et non pour le «sur soi». C’est un produit qui garde une certaine valeur patrimoniale, représentant un budget non négligeable. C’est aussi le signe extérieur d’un goût prononcé pour le design comme l’aboutissement d’un certain raffinement.
    Enfin, c’est un produit qui nécessite une implantation sur le lieu de vente longue et incertaine et, de fait, des immobilisations pour le fabricant ou le distributeur. Par ailleurs, la découverte ou la reconnaissance par le consommateur final sont aléatoires et nécessiteraient des campagnes de publicités, rares dans ce domaine.

    Quel était votre concept ou votre idée de départ?
    C’est une réflexion sur l’assemblage entre la fonction – fourchette, cuiller, couteau – et le manche qui m’a amené à une évidence: peu ou pas de modèle intègre un positionnement confortable pour utiliser un couteau. Si l’on décompose l’objet, il y a bien un lien entre deux parties essentielles du couvert, un «entre deux» sur lequel j’ai souhaité travailler. Cela m’a permis de décliner une image graphique et fonctionnelle à travers les différentes pièces de la collection par un «enlèvement» de matière. Enfin, nous avons voulu, à la demande du fabricant, avoir un seul objet pour le couteau et la cuiller à poisson. Il en résulte un objet unique, plus arrondi et nouveau. La valeur d’usage et la préhension des choses sont d’ailleurs des aspects que j’ai souvent travaillés dans mes projets, comme par exemple la carafe Cool pour Ligne Roset, la carafe Le monde bouge pour le Musée des Arts Décoratifs ou encore la collection de poignées de portes Fedra pour la marque Italienne Valli e Valli.

    Pourquoi le projet a-t-il, au final, cette forme et ce ou ces matériaux?
    Au final, Finger est identifiable par l’oculus qui se décline et donne une image forte aux différents modèles. Les lignes d’ensemble se construisent sur une géométrie d’arc tendu, rythmée par les épaisseurs et les besoins de matière, en termes de poids et de tenue en main.

    Qui étaient vos interlocuteurs chez votre client, et avec qui avez-vous du collaboré?
    Les interlocuteurs d’un projet de cette nature sont les mêmes que pour beaucoup de projet de design, à la nuance près que le commercial connaît ici extrêmement bien les attentes et les exigences de son client final, le restaurateur. Mes expériences, dans ce domaine, m’ont permis d’anticiper les contraintes industrielles importantes pour ce type de produit: le matriçage de l’acier, le déplacement de matière selon que l’on parte d’une feuille d’acier ou d’un profil (rond ou carré), le monobloc, le polissage… Autant d’aspects qui rendent l’exercice difficile et passionnant.

    Au total, combien de personnes ont travaillé sur ce projet?
    Toutes les compétences de l’agence ont été mises à contribution: le dessin technique avec une précision de joaillier, un maquettiste et un concepteur 3D (plans d’outillages) sont intervenus sur une quantité d’images et de plans considérables pour arriver à des proportions «justes». De la matière là où il faut, et sans excès.

    Quelles sont les difficultés que vous avez éventuellement rencontrées sur ce projet, et comment les avez-vous contournées?
    Le développement d’une collection de couvert, c’est un marathon au 10° de millimètre. Ci-après un exemple de compte-rendu pour une pièce parmi 11 modèles (de la poésie en somme):
    Fourchette à poisson
    > Remarques:
    - La longueur de l’extrémité des dents au fond des yeux est plus longue, 44 mm pour 42 mm sur plan.
    - Le polissage des entre dents et notamment le polissage de la dent du milieu engendre un enlèvement de matière trop important.
    - La largeur du plat de pose pour l’index (à l’axe) est plus faible, 8 mm pour 8,6 mm sur plan.
    - L’épaisseur en bout de manche est conforme au plan.
    > Recommandation:
    - Le modèle est revu sur des dimensionnel ponctuels et sur l’épaisseur du manche, 2,5mm.

    Sur combien de temps s’est déroulé ce projet?
    Le couvert est un univers où la notion de temps est très étonnante et les expériences avec Christofle ou Hermès ont été riches d’enseignement. «Ni trop tôt, ni trop tard» pour que le nouveau modèle trouve sa place dans un univers où l’offre est pléthorique. La nouveauté doit apporter au marché un produit pertinent, qui s’installera dans la durée pour amortir des investissements importants.
    Environ 4 ans ont été nécessaires pour mener à bien ce projet. Il arrive à un moment où le rapport à la table, à la cuisine n’a jamais été aussi demandeur d’innovation de toute nature. L’ergonomie à mon sens était peu souvent prise en compte. Le couvert est un produit qui s’est beaucoup démocratisé pour répondre à une concurrence forte de marques grand public, mais l’exigence du public est intacte. Le chemin est étroit, mais il existe.

    Rétrospectivement, changeriez-vous aujourd’hui quelque chose à votre projet?
    Le couvert est un objet simple d’apparence dans lequel se concentrent toutes les problématiques du design industriel: objet de style au matériau (presque) imposé, support d’image (de marque), fonctionnalité millimétrée (poids, mise en bouche, ergonomie, dimensionnel), mise en œuvre industrielle, implantation cadrée, et marketing incertain pour un cahier des charges entre «classique et moderne». Les premiers usagers semblent plébisciter Finger

    Et pour finir, où en est ce projet?
    Pour le lancement de cette collection, je souhaitais un événement original qui témoigne de la nouveauté de cette approche. J’ai suggéré à Frédérique Mailley, Directrice d’Orfèvrerie de France de s’associer à l’Institut Paul Bocuse pour initier une expérience tendant à associer contenu, contenant et outils.
    L’Institut, lieu de recherche et d’expérimentation, a répondu avec enthousiasme à cette proposition. Patrick Ogheard et Jean Naquin ont créé un menu dédié à la collection Finger répondant avec subtilité aux dialogues de l’exposition Recto Verso (JBSB / 2007).
    Ce menu vient de faire l’objet d’une quinzaine exceptionnelle au Restaurant Centre de Recherche de l’Institut Paul Bocuse à Ecully (30 couverts midi, 30 couverts soir). Et chacun a pu découvrir cette collection au travers d’associations aussi remarquables qu’improbables… La réussite est au bout de la fourchette.

    Propos recueillis le 21 septembre 2011.

    Si ce projet vous intéresse, vous pouvez également consulter l’interview de Jean-Baptiste Sibertin Blanc que nous avions réalisée il y a quelques mois.

    Quelques images du projet:


    Maquettes de recherche.


    Plans techniques.


    Le produit fini mis en situation. Photo © Yvon Meyer.

    Pour en savoir plus: www.jbsb.eu.


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