Outils numériques artisanalement modifiés
Par Sophie Fétro.
Un phénomène notoire est en train de se développer avec le numérique: la fabrication de la part des designers de leurs propres outils et protocoles de production. Tandis que le designer est dans une large mesure associé à un concepteur, celui qui imagine et fait projet, voilà qu’il se met à élaborer des machines «maison» et à bidouiller les programmes qui vont les piloter. En effet, depuis quelques années, plusieurs designers se tournent vers la création artisanale de machines à commandes numériques. À travers elles, ils se plongent au cœur des logiques de production et s’immiscent dans le paramétrage des machines.
Dès lors, comment interpréter ce phénomène? Les technologies existantes en viendraient-elles à faire défaut, au point que les designers éprouvent le besoin de fabriquer leurs propres outils de production et systèmes de pilotage?
On peut en effet émettre l’hypothèse d’une insatisfaction de la part des designers des systèmes productifs existants, les poussant ainsi à mettre la main à la pâte et à endosser des activités qui initialement relèvent davantage du bricolage, de l’artisanat et de l’ingénierie que du design.
Le développement des Fab Labs (Fabrication Laboratories) à travers le monde va dans ce sens en court-circuitant les réseaux de grande production industrielle.
Pour la plupart d’entre eux, le but est d’encourager un service de proximité et la créativité des individus en proposant à n’importe qui, designer ou non, d’utiliser des technologies qui habituellement sont du ressort de l’industrie.
Les Fab Labs: un idéal démocratique qui se concrétise?
Le Fab Lab mis au point par Studio Lo est un peu spécifique puisqu’il a donné lieu à la création d’une machine à commande numérique transportable. Fabriqué artisanalement à l’aide de pièces détachées, cet assistant industriel qui répond au nom de FabBot a été pensé pour offrir des possibilités de production différentes des commandes numériques industrielles lourdes et difficiles d’accès pour le grand public. Fondé sur le principe du «file to factory», littéralement «du fichier à l’usine», FabBot fonctionne à l’aide d’un programme qu’il faut alimenter en informations. Les designers qui ont répondu à l’appel à projet lancé par Studio Lo et ARS LONGA ont avant tout mis au point et transmis un document informatique afin de guider la commande numérique dans ses découpes et ses usinages.
Ce laboratoire mobile, qui en est encore au stade de l’expérimentation, pose les bases d’un possible rapprochement du public et de l’industrie.
Bravant les frontières des circuits de production et de consommation de masse, le Fab Lab ainsi que le Mag/Lab (magasin laboratoire) mobile de Studio Lo peuvent trouver diverses applications: aide à la personne, service de proximité, dépannage, sur-mesure, production de petites séries ou de pièces uniques, etc. Ce que l’industrie généralement rechigne à réaliser, car peu rentable à l’échelle de la production industrielle de masse, trouve, par le biais de ce type d’initiative, les moyens de se développer.
Des technologies de pointe à disposition du particulier
Cette approche de l’industrie témoigne d’une possible interaction du public et des designers avec les outils de production. À l’opposé des usines entièrement robotisées, ces initiatives démontrent qu’une conception de la robotique ne s’accompagne pas nécessairement d’une mise à l’écart de l’être humain. Ce type de démarche, qui n’équivaut pas à un plaidoyer pour une automatisation complète de la chaîne de production, s’appuie en réalité sur un idéal de proximité, de régulation et d’interaction entre l’homme et la machine.
Le développement d’usines de proximité coïncide en effet avec l’envie d’encourager les individus à intervenir sur la production et leur environnement de façon locale en étant actif et non simple consommateur de technologies.
Idéal pour minimiser les coûts et les temps de fabrication des petites productions, améliorer le travail de finition et la qualité des usinages, les Fab Labs présentent de nombreux avantages sur le plan de la production à l’échelle du particulier, mais c’est surtout sur le plan humain, créatif et social que ces dispositifs s’avèrent les plus bénéfiques et salutaires.
Paramétrages et programmations «maison»
Qu’il s’agisse de la fabrication de machines-outils numériques ou de leur utilisation, ces démarches impliquent tout un travail de paramétrage et de calcul, en particulier ce que l’on appelle dans le langage spécialisé le scripting. Il s’agit pour les designers et architectes avant tout de travailler à partir de logiciels existants et d’entrer dans le langage codé des programmes informatiques. Marc Fornes, architecte français installé aux États Unis, s’est spécialisé dans la conception et l’expérimentation numérique. Les pavillons qu’il conçoit avec son équipe Theverymany sont le résultat d’un minutieux travail de programmation.
Ici, il n’est pas tellement question d’inventer de nouvelles machines, comme le fait Studio Lo, mais de concevoir des pilotes ou des langages enclins à piloter ces machines, d’utiliser et de détourner les programmes afin de permettre une pensée globale du projet d’architecture: solutions techniques relatives aux modes d’assemblage, aux jonctions et à l’articulation des différents éléments, patronage des différentes pièces, calcul des forces, optimisation de la matière première utilisée.
Exposé au centre Pompidou, le pavillon *Y/Struc/Surf. témoigne d’une conception entièrement paramétrique de l’architecture. La logique constructive suit les informations entrées dans le programme. Les règles du jeu définies préalablement ne sont toutefois pas arrêtées, chaque pavillon-sculpture étant en soi un prototype permettant de penser et de concevoir le suivant.
Cette façon de procéder mentalement et mathématiquement, en passant très peu par le dessin, entraîne une pensée de l’architecture spécifique.
Dans le travail de Marc Fornes, il en résulte une logique structurelle spécifique, faite de l’assemblage d’une multiplicité de pièces toutes différentes qui s’additionnent comme un puzzle géant. Réunies entre elles par des rivets, les multiples pièces en aluminium anodisé forment un tout auto-tendant parfaitement rigide et solide.
Le designer: informaticien, hacker, mathématicien, ingénieur ou artisan?
Ce type d’approche interroge l’identité même du designer et de l’architecte. L’utilisation de programmes spécifiques, le travail de programmation, la maîtrise du langage informatique impliquent désormais des connaissances poussées aussi bien en mathématiques qu’en informatique ou en robotique.
C’est alors leurs champs de compétence qui s’élargissent à mesure que les programmes se diversifient et que les possibilités de production et de pilotage assisté numériquement se multiplient. Par voie de conséquence, c’est également l’enseignement de ces disciplines artistiques qui sera prochainement amené à évoluer.
Assurément, un dépoussiérage des métiers et des pratiques se fait jour.
D’autres façons de penser les formes
Le travail de programmation et l’invention de machines par les designers et architectes conduisent à d’autres pensées de la forme fondées sur des principes tels que les variables, la multiplicité, l’indétermination. De nouvelles possibilités voient le jour, aussi bien constructives que dans le rapport à la production et à la consommation. Les machines et commandes numériques prévues pour réaliser des actions multiples – solidification ou sécrétion de matière, perforation, découpe selon des axes différents, traçage, déplacement et positionnement d’éléments – entraînent des logiques de conception, et, par là même, un imaginaire de conception spécifiques.
Il ne s’agit plus de penser le dessin général d’une forme, mais d’écrire des lignes de code (scripts et algorithmes), de mettre au point de véritables programmes informatiques de production et de pilotage des machines permettant de définir le cheminement d’un outil dans l’espace ainsi que le comportement et les déformations de la matière.
Ce sont ainsi autant la façon dont le design est produit que ses modes de conception qui se trouvent bouleversés.
Les technologies font évoluer les pratiques, tandis que l’imagination des concepteurs s’infléchit à leur contact. Un double mouvement s’opère: les concepteurs poussent dans leurs retranchements les machines et les programmes jusqu’à les modifier tandis que les programmes et les machines alimentent et stimulent l’imagination des designers, ouvrant de nouvelles perspectives, en termes de conception des formes, mise en forme de la matière, organisation du travail et possibilités productives.
Les machines exposées, le process valorisé
Autre fait remarquable: avec le numérique, les machines s’exposent.
Généralement affaire de spécialistes, objet de multiples protections, la machine ne s’expose guère et reste le plus souvent dans l’ombre de l’objet produit. Comme une vieille habitude héritée de l’artisanat et des corporations (secrets d’atelier), renforcée par le lobbying industriel, la peur de l’espionnage industriel et de la copie, les savoir-faire et les outils de production sont peu montrés au public.
Pourtant, depuis quelque temps, différents automates numériques sont exposés à l’occasion de salons, de foires et d’expositions de design. Les objets résultant de leurs opérations ne sont pas seuls à attirer les regards. La machine et son fonctionnement se donnent à voir au grand jour, volant presque la vedette à ce qui est produit. Il s’ensuit une exposition technologique qui participe d’un imaginaire mécanique où la machine fait l’objet de diverses spéculations inventives.
Les designers se mettent donc à rêver leurs propres outils de conception et de production, non pas uniquement les objets qui vont résulter d’une production industrielle et d’une technique, mais la façon de les concevoir et de les produire.
Ainsi, ce n’est pas seulement l’objet de la production que les designers interrogent et paramètrent, définissent et conçoivent, mais le process, c’est-à-dire l’ensemble des opérations qui permettent la concrétisation d’un dessein, d’un projet.
Tel est notamment le cas de L’Artisan électronique, conçu par le studio de design belge Unfold et Tim Knapen. Commanditée par le centre d’art Z33 pour l’exposition «Design by Performance» à Hasselt en Belgique (2010), cette machine propose aux visiteurs de modeler virtuellement leurs propres poteries.
Proche d’une imprimante 3D, ce tour de potier numérique s’appuie pourtant sur un principe artisanal simple qui consiste à superposer des colombins d’argile. Combiné à un scanner et un logiciel de modélisation, il permet d’imprimer en trois dimensions les formes modelées virtuellement par les visiteurs. Visible également à l’occasion de la dernière biennale internationale de design de Saint-Étienne, l’installation relève avant tout du dispositif didactique.
Cet outil de production numérique permet ainsi d’apprécier le degré de technicité d’une époque et constitue une sorte de trait d’union et d’outil de compréhension entre des techniques traditionnelles connues du grand public et les technologies fondées sur la solidarisation de matière par stratification de type imprimante 3D et stéréolithographie. Aussi, son intérêt réside peut-être moins dans les objets produits que dans sa capacité à donner à voir et à comprendre le principe d’interopérabilité ainsi que les possibles liens et continuités entre savoir-faire artisanaux et technologies de pointe.
Le designer et la machine: emprise ou autonomie?
Avec le développement des machines pilotées numériquement, la fascination opère lorsque le robot exécute parfaitement une tâche plus précisément que ne le saurait le faire un artisan, un bricoleur averti ou un ouvrier spécialisé; mieux, lorsqu’il parvient à faire ce que l’homme ne parvient pas à faire de façon simplement outillée.
Si les robots peuvent forcer l’admiration, la crainte d’une domination de l’homme par la machine continue d’être plus que jamais présente.
Cette peur d’un renversement de contrôle qui se joue dès les débuts de l’industrie, incarnée au cinéma avec dérision par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, ou de façon plus inquiétante à travers le pilote automatique HAL 9000 prenant le contrôle de la station orbitale dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, constitue d’ailleurs dans l’inconscient collectif l’un des écueils emblématique de l’imaginaire technologique.
Si réaliser un parfait automate, celui qui pourrait se passer de l’être humain pour fonctionner seul, constitue l’une des possibles motivations et conséquences de la robotique, la création d’automates numériques pour les designers pourrait davantage équivaloir à un rêve d’autonomie et de plus grande indépendance créative.
En parvenant à créer leurs propres machines et modes de pilotage, à gauchir et à corriger les paramétrages d’usine, les designers tentent de s’affranchir du système productif actuel et de penser dans sa totalité la chaîne de production: de la conception à la diffusion, en passant par la fabrication.
Cette fabrique alternative, en parallèle des circuits existants, signifie que les systèmes de production ne sont pas totalement verrouillés et qu’une forme d’autoproduction est possible; autoproduction qui n’équivaut pas à un simple bricolage du dimanche, mais possède toute la technicité et la qualité d’une production d’usine.
Pour les designers, l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de veiller à garder la main et l’esprit sur la machine, cette main dont l’action semble pourtant réduite avec les systèmes de pilotage automatisé.
En s’affranchissant des paramétrages d’usine, les designers font le pari de ne pas subir les verrouillages imposés par les systèmes de production de masse. Sorte d’hommage à la débrouillardise, à l’autonomie et à l’indépendance, ces démarches témoignent ainsi d’une forme de dissidence productive, une façon tactique d’appartenir à un système stratégique sans toutefois s’y soumettre entièrement.
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Texte de Sophie Fétro et images de Charles Beauté pour les éditions extraordinaires.
Cet article a été écrit pour strabic.fr, dans le cadre de la troisième saison de Strabic.fr : Imaginaires technologiques.
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