Autoproduction et autoédition en design: économie de crise ou autonomie de création?
Par Irène Berthezène.
Un des phénomènes récents du monde du design est la multiplication de petites maisons d’édition. De nouvelles collections d’objets ou de meubles voient le jour, alternative intéressante aux propositions des grandes enseignes et maisons d’édition. Elles sont lancées par des acteurs et amateurs du monde du design (Petite Friture, Specimen Editions…), des designers associés à des artisans (Y’a pas le feu au lac), et parfois par les designers eux-mêmes, de manière plus ou moins spontanée (Nicolas Lanno, Le Petit Atelier de Paris). Dans l’immédiat, ces outsiders du marché du design enrichissent et diversifient le paysage du design actuel. A plus long terme, ils sont l’indice des bouleversements des modes de production et de diffusion du design à venir.
Pour les designers, avant l’autoédition il y a l’autoproduction. Dans un contexte de crise économique où les investissements se font rares, la nécessité est mère de l’invention. Non seulement les designers sont de plus en plus nombreux à travailler en indépendants, mais ils produisent de plus en plus fréquemment leurs pièces eux-mêmes. En effet, les grandes maisons d’édition font majoritairement appel à des designers de renom, une stratégie de marque qui leur assure une communication solide. Les enseignes de mobilier et de décoration ont leur pool de designers intégrés. En dehors de ces circuits, les opportunités de faire produire ses créations ne sont pas si nombreuses.
Pour le designer, l’autoproduction est donc rarement un choix stratégique de départ, mais plutôt un « système D » qui lui permet de produire sans aide ou financement extérieurs. En résulte un processus de travail pour lequel le designer n’avait pas été formé: à tâtons, il cherche les bons matériaux, rencontre les professionnels les plus aptes à construire sa pièce, parfois même s’improvise artisan dans son atelier. Puis il démarche un peu au hasard des diffuseurs, ou choisit de vendre ses pièces directement sur son site web ou sur des sites marchands type etsy.com. Pour entreprendre ce type de démarche, il faut un solide réseau professionnel, ce qui n’est évidemment pas toujours le cas du designer solitaire.
Le résultat de ce travail souvent acharné peut être un prototype qui rejoindra d’autres prototypes en mal de destination sur une étagère; il peut être, comme évoqué plus haut, une petite série diffusée directement dans des boutiques ou par internet; mais il peut aussi être une pièce unique exceptionnelle repérée par une galerie. Dans tous les cas, s’il n’est pas trop découragé ou amer, le designer tire généralement une grande satisfaction morale de ces expérimentations solos, parce qu’il a pu laisser libre cours à sa création sans faire de concessions, et aller jusqu’au bout de sa démarche. Et cette liberté vaut de l’or, bien sur.
Au delà du succès de la petite entreprise personnelle, si l’on s’intéresse de manière plus générale aux conséquences de ces autoproductions, la première est d’ordre économique. On l’a montré, le designer se fait à la fois concepteur, artisan et diffuseur de son projet. Il court-circuite ainsi tous les réseaux traditionnels de production, et prouve avec plus ou moins de succès que certains intermédiaires ne sont pas indispensables à un projet abouti et commercialisé.
Cette simplification, si elle ne s’accompagne pas d’un coût de fabrication trop élevé, peut avoir un impact direct sur le prix de vente de la pièce produite, et peut permettre une certaine démocratisation du design. On peut espérer que ces nouvelles productions, surtout si elles sont commercialisées sur le web, seront plus accessibles à tous points de vue pour un plus grand nombre de personnes, et qu’elles favoriseront même un dialogue direct entre le designer et l’acheteur potentiel. De là à imaginer une production « au cas par cas », à l’écoute du client, il n’y a qu’un pas.
Du point de vue formel, le « bidouillage » maison donne lieu à des recherches plastiques intéressantes. N’ayant pas toujours accès à un équipement industriel, le designer se voit obligé d’inventer ses propres outils et de réfléchir différemment la forme. Il flirte ainsi à la fois avec la démarche de l’artisan, mais aussi celle de l’artiste.
C’est pour cette raison que le statut même de la pièce produite peut être multiple. Au stade de la production, la frontière est mince entre maquette, pièce unique et prototypage. Le sort de l’objet est ensuite fixé par destination: la pièce unique achetée par une galerie s’élève au rang d’œuvre d’art. La petite série produite avec le concours d’un tourneur sur bois ou d’un maroquinier s’apparente à de l’artisanat. Mais il ne faut pas se méprendre, le statut du designer, lui, ne change pas. Il peut s’improviser maquettiste aujourd’hui et mosaïste demain, il ne sera jamais ni maquettiste ni mosaïste, parce qu’il n’est pas formé pour ça, et parce qu’il réfléchit à l’objet et à l’espace de manière globale, en fonction de problématiques environnementales et humaines qui n’exclut aucune matière et aucun support.
Quel avenir imaginer pour ces collections? On peut d’ores et déjà prédire que certaines éditions disparaitront lorsque les pièces seront toutes vendues, et que le designer sera passé à un autre projet. D’autres peuvent se faire « racheter » par de plus grands noms. D’autres enfin, fortes de leur succès, s’établiront en petite entreprises rentables et développeront d’autres collections, en diversifiant à la fois, on peut l’espérer, leur catalogue de designers et leur clientèle. A tous et dans tous les cas de figures, bravo et bon vent!
le 18 octobre 2011 à 10 h 17 min
Hello,
Chouette article Irène, et grand respect au petit atelier de Paris pour leurs productions soignées et décalées. Histoire de polémiquer un peu, je te demanderais bien de préciser ta position sur ce point :
« Du point de vue formel, le « bidouillage » maison donne lieu à des recherches plastiques intéressantes. N’ayant pas toujours accès à un équipement industriel, le designer se voit obligé d’inventer ses propres outils et de réfléchir différemment la forme. Il flirte ainsi à la fois avec la démarche de l’artisan, mais aussi celle de l’artiste. »
Autant je te rejoins sur l’aspect « designer artisan », autant je suis plus circonspect en ce qui concerne le « designer artiste ». En effet, les pratiques contemporaines des arts plastiques me semblent relever d’une forme de pensée spécifique, autonome par rapport aux usages et au marché, au contraire des processus à l’œuvre dans le design. Il me semble trompeur d’être un designer « artiste » pour la seule raison que son travail n’a de débouchés que dans une galerie.
Enfin, pour compléter ton article, la piste des fablabs -certes un peu tarte à la crème en ce moment – pourrait constituer un exemple intéressant de mutation de l’autoédition, de même qu’une ouverture sur les procédés avancés de fabrication (usinages rapide, stéréolithographie), qui permettent de générer de petites séries.
le 18 octobre 2011 à 11 h 31 min
Sujet faisant echo à la discussion ayant eu lieu cet été le 2 juillet 2011 à 21h, à la villa Noailles au cours de la Conférence « À l’ombre II » conférence Antoine Boudin et François Dumas, l’autoproduction comme moyen de financement chez les jeunes designers.
Appel à candidature pour la Design Parade 7, règlement en ligne le 29 octobre 2011
http://www.villanoailles-hyeres.com
le 18 octobre 2011 à 12 h 20 min
Cher Pierre,
merci pour l’attention portée à mon article.
Il me semble qu’on est presque d’accord. Je ne crois pas qu’il y ait de « designer artisan » ni de ‘designer artiste ». Il y a des inclinaisons naturelles vers l’un ou l’autre domaine, et il y a surtout des objets produits, dont le sort échappe souvent au designer. Ce sort est fixé par destination, et par usage que les gens font de l’objet. Le designer, lui, reste designer, avec sa démarche propre, sa vision du monde et ses considérations économiques.
Quant aux fablabs, j’y ai pensé aussi, moi je ne trouve pas ça trop tartre à la crème, cela ouvre des horizons assez fabuleux. Mais je crois que ça méritera un autre article!
le 18 octobre 2011 à 12 h 22 min
@ Villa Noailles : y a-t-il une trace écrite et consultable de cette conférence? Merci.
le 18 octobre 2011 à 21 h 28 min
Oui bien entendu!:) je recherche pour vous l’enregistrement audio de cette rencontre entre deux jeunes designers, un public et des professionels.
Pour le moment, une trace du programme des rencontres ‘A l’Ombre’ de la Design Parade.
http://www.villanoailles-hyeres.com/design-parade-6/view.php?cat_id=6
le 24 janvier 2019 à 20 h 53 min
Bonjour,
@ Villa Noailles Je vous relance sur la possible trace écrite / audio de cette conférence ! Ne l’ayant pas trouvé de mon côté… Merci!
le 28 janvier 2019 à 16 h 26 min
Mais pourquoi ces « designers » n’acceptent-ils pas de s’appeler simplement » artiste »? Si ils veulent garder le contrôle totale de l’objet et ne savent pas faire autrement, ce sont des artistes.