• La série limitée, espace expérimental dans le design de produits?

    Par Estelle Berger.

    Les produits lancés par une marque obéissent à une logique consumériste: ils doivent avant tout être rentables pour l’entreprise, c’est à dire être conçus pour optimiser les coûts et limiter les prises de risque. La fonction marketing intervient donc pour rationaliser la conception des futurs produits, qui devront rencontrer le plus large public possible. Pour gagner du temps, car c’est surtout de temps dont il s’agit, on se dispense souvent d’une remise en question profonde des parti-pris choisis jusque-là. Un restyling de surface sera plus efficace et demandera moins d’investissement.

    Bien sûr, il ne faut pas généraliser trop vite, il existe des entreprises pour qui le lancement ou le repositionnement d’un produit est à chaque fois une nouvelle aventure. Il n’empêche que, dans la majorité des cas, il est difficile d’instiller un changement de regard. Les designers, rarement associés aux décisions stratégiques, doivent composer avec la logique de fonctionnement établie de la marque, alors que leur expertise consiste au contraire à penser sous de nouveaux angles.

    Dans le quotidien de l’entreprise, il n’est donc pas toujours facile pour un designer de trouver un espace d’expression. Il semble néanmoins qu’existe un segment où création et consumérisme peuvent converger: les éditions en série limitée.

    Le mot « série limitée » évoque directement le monde de l’art et ses œuvres numérotées. Dans le jargon des marques, il désigne une déclinaison événementielle d’un produit existant, ou un produit inédit conçu pour une occasion spéciale. Ces produits & packaging s’ouvrent à des partenariats avec des artistes, créateurs, ou maisons d’artisanat, autant de signatures qui donnent de la profondeur à la marque.

    Le recours aux séries limitées est un concept fondateur du luxe, mais il a gagné tous les domaines où la notion d’expérience est importante. Les éditions limitées prolifèrent donc dans l’automobile, les cosmétiques, le high-tech ou encore l’alimentaire, où la notion de saisonnalité les justifient d’autant plus. Du côté du consommateur, le produit en édition limitée, par définition rare, est un puissant stimulant du désir. Son côté exceptionnel réenchante un rapport souvent blasé aux objets. Les valeurs de la marque y sont exacerbées, ce qui renforce la sensation d’appartenance communautaire. En bref, le produit en édition limitée invite au rêve et au voyage…

    Du côté créatif, l’édition limitée peut aussi représenter un espace de liberté où les designers peuvent mettre en jeu une dimension expérimentale, trop souvent laissée de côté dans l’industrie des produits de grande consommation.

    Un contexte spatio-temporel libéré

    L’introduction d’un nouveau produit ou d’une déclinaison pour une occasion spéciale est le plus souvent décidée à l’avance. Le temps de leur développement, se faisant en parallèle des projets « réguliers », échappe ainsi quelque peu à la timeline écrasante du quotidien de l’entreprise.

    Pour les créatifs, cela signifie plus de temps pour explorer diverses pistes, développer un concept et l’affiner, jusqu’au choix final de la forme prise par le projet. L’enjeu principal du produit en édition limitée étant une visibilité maximale, l’implication et la disponibilité de tous les acteurs sont plus facilement assurés. Ce contexte de motivation favorise les réflexions en profondeur, et ainsi l’émergence d’idées « outside the box ». D’autant plus que, par définition éphémère et vendue en petite quantité dans des lieux sélectionnée, la série limitée constitue un bon moyen d’expérimenter en limitant la prise de risque. Digressions et promenades dans l’univers de la marque sont donc autorisées. L’édition limitée peut être par exemple prendre la forme d’une revisitation d’un modèle historique. Elle peut aussi être guidée par un concept qui ne s’inscrit pas directement dans la stratégie de l’entreprise, ce qui permet de tester des codes (symboles, couleurs, niveau qualitatif…) à priori incongrus pour la marque.

    Ce premier facteur de liberté est donc important pour le designer associé au projet. Des solutions pertinentes émergent souvent d’un contexte d’exploration libre, affranchie (si ce n’est des contraintes de production) de certaines conventions et habitudes. La série limitée apparaît donc comme un bon moyen d’interroger le territoire de marque, et de proposer des solutions innovantes et inspirantes.

    Le hors-norme autorisé

    L’édition limitée n’est pas tant vouée à générer des revenus pour l’entreprise qu’à valoriser la marque de façon plus immatérielle. Elle se retrouve donc dans une certaine mesure affranchie des contraintes de rentabilité ordinaires. Pour la marque, c’est un poste d’investissement spécifique. Le prix de vente de ces produits sort également de l’ordinaire, et est justifié par des matériaux plus nobles, un packaging différent, ou encore l’intervention d’un créateur de prestige.

    Les distributeurs sont pour la plupart friands de ces produits qui sortent de l’ordinaire et stimulent l’intérêt du public. L’extravagance (dans l’apparence du produit, le packaging ou le merchandising) est donc mieux acceptée. Une série limitée événementielle, qui doit de plus se démarquer dans la foule des produits anonymes, peut être l’occasion de monter en gamme, de toucher le luxe du doigt, ou de s’autoriser un grain de folie. Pour le concepteur, cela signifie dans les deux cas plus de liberté dans le choix des matériaux et process, une attention portée sur le détail, sur l’adéquation contenant-contenu…. Dans le circuit traditionnel, nombre de projets se trouvent amputés ou édulcorés au fil de leur réalisation. Dans le développement de ces produits hors-norme, il est plus facile de garantir avec force le respect de l’idée originelle. La série limitée représente aussi souvent un défi stimulant pour l’équipe créative: concilier expression artistique et innovation industrielle.

    Un supplément d’âme

    Nous l’avons dit, la principale vertu des produits en édition limitée est l’enrichissement de l’image de marque, par la création d’un discours autour d’elle. Il y a d’abord le produit, son nom, la communication qui est mise en place autour de lui… Autant de composantes qui participent à l’expérience.

    Un moyen souvent employé pour rendre le produit exceptionnel est celui du co-branding avec une autre marque ou une personnalité. Plusieurs champs d’inspiration peuvent être utilisés:
    - une grande maison, un savoir-faire artisanal augmentera la qualité perçue,
    - un créateur tendance garantira la visibilité du produit et dopera la reconnaissance de la marque,
    - une personnalité extérieure au monde de la création fera bénéficier la marque de son aura.

    Ce principe d’association motivée par des valeurs communes confère au produit des qualités supplémentaires, selon un double principe d’incorporation: associé à la signature d’une grande maison ou d’un créateur charismatique, le produit se charge d’une valeur supplémentaire (savoir-faire, avant-gardisme…). Ces qualités supposées que l’on attribue au produit, se retrouvent transmises au consommateur par l’acte d’achat (j’ai acheté un produit avant-gardiste: je suis un visionnaire). Voilà pourquoi l’identification avec les produits jugés créatifs, luxueux et exceptionnels est si forte. Par leur possession, le consommateur fait intervenir une forme de pensée magique par le biais de laquelle il se retrouve doté des qualités du produit. Jouissif!

    Et d’autant plus jouissif pour le créateur, démiurge au cœur de ce système!


    2 commentaires

    1. Alain Floch dit:

      Contenu clair, instructif et agréable à lire ce qui ne gâche rien !

    2. COLLET Maëlle dit:

      Cet article est très accessible et agréable à la lecture. Il est également objectif et permet de comprendre clairement les enjeux de produits en série limitée. Merci Estelle!

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