Autoproduction(s)
Par Alexandre Cocco.
Lundi dernier, l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Reims organisait une journée d’étude sur le thème de l’autoproduction. Réunissant plusieurs intervenants, celle-ci avait pour objectif de questionner ce type de pratique qui, s’il n’est pas nouveau dans l’histoire du design, s’est pour le moins généralisé ces dernières années. Choisie ou subie, cette (ré)appropriation du territoire de la production par les designers n’est pourtant sans conséquence, tant sur la pratique du créateur en elle-même que sur le rôle du design dans la chaine de production d’objets. Cette thématique de l’autoproduction nous intéressant fortement (nous avons d’ailleurs, la semaine dernière, publié un texte qui en parlait directement), nous avons donc assisté à cette journée d’étude organisée par l’ESAD. Nous en livrons, ci-dessous, notre compte-rendu sous forme de grandes questions auxquelles nous apportons aussi quelques réflexions personnelles.
Qu’est-ce exactement que l’autoproduction?
L’autoproduction, c’est l’implication de l’auteur dans la production de son œuvre. C’est aussi, passé cette généralité un peu simpliste, un terme qui recouvre des pratiques qui, si elles ne sont pas totalement nouvelles, ont eu tendance à se développer depuis plusieurs années, et qui ont amené les designers à s’occuper plus seulement de la « conception » d’un projet, mais aussi de sa fabrication voire de sa distribution, de sa communication, de sa commercialisation.
La question posée dans cette journée d’étude était donc multiple:
- savoir ce que recouvre exactement ce terme (il n’est pas réellement de la coproduction ou du « néo-artisanat », pas uniquement de l’autoédition…),
- voir comment cela impact le design, la manière dont il est pratiqué et enseigné, et plus généralement la production d’objets,
- et en filigrane, essayer de comprendre les raisons – choisies ou subies – du développement de cette pratique.
Les nouvelles pratiques numériques (les FabLabs notamment) bouleversent-elles l’autoproduction et le design?
Deux intervenants ont discuté de cette question, en présentant tous deux des pratiques très différentes.
François Brument, designer diplômé de l’Ensci, a présenté ses projets exploitant l’impression 3D. Il a ainsi expliqué comment, de son point de vue, l’apport de ces nouveaux outils de fabrication pouvait fondamentalement modifier le paysage industriel, en passant d’une époque où l’industrie cherchait à reproduire un même geste d’une manière automatisée (depuis la révolution industrielle), à une époque où des outils permettent la création de formes à chaque fois différentes. Dès lors, le rôle du designer s’en trouve modifié, dans la mesure où il n’a plus nécessairement à concevoir un « modèle » qui sera dupliqué à l’infini. Il peut, c’est ce que fait François Brument, davantage réfléchir à des processus de génération de formes qui permettent aux usagers/acheteurs de choisir ou de personnaliser leurs objets (« Le rôle du designer dans un processus numérique est de définir les règles du jeu, quitte à laisser plus de place à l’utilisateur »).
L’intervention d’Aruna Ratnayake du Studio Lo laissait quant à elle entrevoir d’autres aspects de la production numérique. Questionnant la notion de « design pour tous », symbolisée d’une certaine manière par des entreprises comme Ikea qui permettent d’acheter du design peu cher, souvent au prix de délocalisations et de produits à la qualité et à la durabilité discutable, Aruna Ratnayake nous expliquait comment, selon lui, les FabLabs pouvaient créer une nouvelle offre et de nouveaux débouchés pour les designers. En prenant l’exemple de Gandhi, qui a développé en Inde l’autoproduction textile pour assurer la subsistance économique du pays après la colonisation (en généralisant notamment un modèle de métier à tisser spécifique), cela a recréé un tissu artisanal local et une économie. Le postulat est donc le suivant: si l’on intervient sur la manière de produire des objets, on peut imaginer que cela participe aussi à modifier les relations humaines. Selon lui, les outils numériques de fabrication, de par leur aspect potentiellement participatif, peuvent être porteurs d’un design « démocratique », bien plus que ne peut l’être le design de galerie ou le « néo-artisanat ».
L’autoproduction est-elle un choix par défaut pour les designers?
La question (malheureusement) pas été posée en ces termes, ou alors pas suffisamment approfondie. Des éléments de réponse se trouvaient cependant dans plusieurs interventions.
L’expérience de Gonçalo Prudêncio était à ce titre significative. Designer diplômé de la Faculté d’Architecture de Lisbonne et de l’Ecole Polytechnique de Milan, il a travaillé dans différentes agences avant de se lancer à son compte. Durant deux ou trois ans, il a collaboré avec différentes industries sur des projets qui ont toujours avorté: parfois à l’étape de la recherche, d’autres fois à celle du prototype et quelques fois même juste avant la production, après plusieurs dizaines de milliers d’euros d’investissement. Son constat, posé sans amertume, est qu’il est (très) difficile, notamment pour des jeunes designers, de se voir confier des missions industrielles, et que leur temps de développement tout comme leur débouchés sont toujours incertains. C’est pourquoi il a eu l’idée de lancer sa propre maison d’édition, afin de travailler sur des projets dont il maitrisait davantage le devenir.
Catherine Geel, co-directeur du « Dirty Art Dpt » à la Rietveld Academy, chargée de cours à l’ENS Cachan et à l’Ensci, apportait également des éléments de réponse dans son intervention, intitulée « Petite archéologie d’un décollement ». Elle expliquait ainsi que le design s’est progressivement (mais pas totalement) éloigné ou « décollé » de l’industrie, afin d’explorer d’autres voies. Le design « de galerie », comme on l’appelle souvent, est un exemple de ce phénomène. Elle insistait ainsi sur le fait que la rencontre entre les designers sortis des écoles et l’industrie ne se faisait plus forcément. Dans le même temps, elle soulignait, à juste titre (elle a été la seule à discuter de ce point) qu’il y a de plus en plus de designers qui sortent des écoles, pour un nombre de place en agence ou en industrie qui, s’il se développe peut-être du fait d’une certaine généralisation des pratiques du design, reste tout de même limité. Pour le dire autrement, la question des débouchés se pose aujourd’hui avec une intensité inédite.
Pour autant, l’autoproduction n’est pas qu’à comprendre comme un choix par défaut pour les designers: elle est porteuse de nouvelles pratiques, de nouveaux débouchés, de nouvelles matérialités du design, et de nouveaux liens avec les utilisateurs.
Quel impact le développement de l’autoproduction peut-il avoir sur la pratique et la formation des designers?
En effet, s’ils sont de plus en plus amenés à occuper – même ponctuellement – des positions d’entrepreneurs de leurs projets, ne faut-il pas davantage intégrer dans le cursus des designers des cours sur la gestion de projets, insister sur les aspects économiques du Design management, sur les circuits de distribution du design, sur la manière dont il peut-être communiqué pour être vendu… En bref, donner aux étudiants des clés pour pouvoir développer, communiquer et commercialiser leur production.
Par ailleurs, l’autoproduction amène souvent au développement de projets que le designer peut réaliser à sa propre échelle. Les matériaux, les outils et techniques de fabrication ne sont donc pas ceux de l’industrie. Là aussi, ne faudrait-il pas davantage intégrer ce type de questionnements dans la formation des designers.
En conclusion
Comme nous le voyons, le développement de ce type de pratiques – autoproduction, autoédition, etc. – n’est pas sans soulever plusieurs questions fondamentales. Des interrogations qui, on le sent, se généralisent dans les écoles comme ailleurs, car elles sont loin d’être uniquement théoriques. Il ne s’agit pas d’un débat d’esthètes, mais bien de problématiques interrogeant la définition même du design, de ses pratiques et de ses champs d’intervention.
En guise de conclusion, revenons un instant sur la première intervention de cette journée d’étude, que nous n’avons pour l’instant pas évoquée. Pierre-Damien Huyghe, philosophe et professeur des universités à Paris I, y expliquait son sentiment de vivre aujourd’hui dans une société qui achève un certain modèle industriel, massif et centralisateur (celui de la « grande industrie »), et qui en même temps en voit un nouveau émerger, plus diffus, poly-centré, autorisant et favorisant une multitude de pratiques. Un modèle qui diffuse les idées et les énergies plutôt que de chercher à les centraliser. Si ce nouveau modèle advient effectivement, l’autoproduction en design y aura effectivement toute sa place, dépassant le simple choix « par défaut » offert aux designers, et créant pour eux de nouvelles opportunités.
le 10 octobre 2012 à 12 h 47 min
L’autoproduction se développe beaucoup dans les domaines artistiques et littéraires et aussi dans de nombreux domaines et c’est une très bonne chose. Merci pour ce très bon article