Domotique vs Microbial Home: la maison intelligente en question
Par Irène Berthezène.
Psychoarchitecture, Berdaguer et Péjus, 2009 – Résine (stéréolithographie).
La maison intelligente qui protège l’individu, anticipe ses besoins, digère ses déchets et gère ses énergies est un fantasme depuis longtemps partagé par les designers et les architectes. Cette maison est aujourd’hui accessible dans un futur plus ou moins proche, avec les progrès de la domotique notamment, mais elle reste dans l’imaginaire collectif un espace fictionnel, voire même « science-fictionnel ». A l’heure du web 2.0, comment expliquer un tel décalage entre fantasme et réalité?
Il fut un temps où les technologies idoines existaient mais n’étaient pas compatibles entre elles parce que les différents acteurs du secteur ne parlaient pas le même langage. Des protocoles standardisés sont aujourd’hui au point, et ces technologies ont désormais l’interface idéale: tout le monde a un téléphone portable, parfois une tablette, et la plupart des logements contiennent des objets connectés comme l’ordinateur ou la télévision.
En prospective, la « Microsoft Home » par exemple pourrait être la maison de nos voisins; et des outsiders du marché comme la sympathique équipe de Joshfire proposent déjà des solutions concrètes pour connecter les objets de la maison.
A l’échelle industrielle, les entreprises Legrand, Siemens, Hager ou Bosch entre autres proposent des solutions de programmation et de contrôle pour la sécurité, l’éclairage, la climatisation, les ouvrants. Pourtant ces systèmes sont encore majoritairement destinés au secteur tertiaire (hôtels, hôpitaux, bureaux). Outre le prix, un des principaux obstacles à la domotique « résidentielle » est l’imperméabilité des lots techniques d’un bâtiment. Il faut que le système domotique soit prévu à la conception et intégré à la construction, au moment du chantier, pour que les différentes fonctionnalités puissent dialoguer; il est difficile de rendre une architecture intelligente après coup si elle n’a pas été pensée ainsi.
On en revient ici aux historiques querelles de clocher entre designers et architectes. À l’inverse de Le Corbusier qui voyait la maison comme une « machine à habiter »¹, composée d’éléments standards pour des besoins standards, le designer italien Joe Colombo affirmait dans les années 60 que le designer doit se libérer des logiques de construction établies par les architectes pour imaginer, à partir de l’individu et de ses besoins, un habitat non standardisé. Il appliquait sa théorie baptisée « antidesign » à ses capsules d’habitation, constituées d’équipements autonomes pour cuisiner, se laver, dormir.
Si le monde de l’architecture (notamment Claude Parent²) a violemment réagi à l’époque et qualifié de « putsch » cette méthodologie constructive, il est intéressant de noter que certains architectes se réclament aujourd’hui de l’influence de l’antidesign dans leur travail.
Pour autant la maison intelligente n’existe toujours pas, parce qu’elle reste le théâtre des petites et grandes rivalités entre l’architecture, qui fournit une boite finie, et le design, qui la remplit. S’ils sont impuissants à agir en amont, les designers imaginent des stratégies de contournement ou de parasitage dans l’habitat.
Mathieu Lehanneur travaille ainsi de manière récurrente sur des objets qui modifient notre environnement domestique (lumière, qualité de l’air, température…), depuis sa Carte Blanche du Via en 2006 (projet Éléments). Le sujet est devenu pour lui une sorte de spécialité qui a donné lieu à plusieurs collaborations, expérimentales ou industrielles. La dernière en date s’est faite avec Schneider Electric qui annonce pour 2012 le lancement de la collection Wiser, dédiée à la gestion de la dépense énergétique dans l’habitat. L’interface web est conçue par Attoma Design, les objets sont dessinés par Mathieu Lehanneur, et s’ajoutent à l’existant: la W.Plug de la gamme est une prise intelligente qui mesure la consommation des équipements électriques. On est donc dans la commande et le contrôle, matérialisés par des objets symbiotiques, mais loin encore du fantasme de la maison qui gère, digère, génère.
N’y a-t-il pas, au-delà des contraintes techniques et des désaccords entre corps de métiers, une appréhension légitime mais peu formulée à voir la maison prendre le pouvoir sur nos besoins et nos désirs? Cette maison vivante ne serait-elle pas in fine un monstre, façonné par nos peurs et nos excès?
Les architectes marseillais Berdaguer et Péjus, menant la logique de la maison vivante à son paradigme, proposent des utopies négatives qui interrogent notre lien à l’espace habité: dans la série psycho architecture (2006-2010), les maisons réagissent physiquement aux humeurs et névroses de leurs habitants et se déforment de manière inquiétante; quant au jardin d’addiction (2011), ses entrelacs de tubes de verre forment un monstre tentaculaire qui offrent au visiteur ses parfums de substances responsables d’un état de dépendance chez l’homme (alcool, cocaïne, opium…)
Mais revenons à la maison intelligente qui fait rêver au moins les industriels et les designers. Les grandes entreprises d’électroménager comme celles d’installations électriques ont les moyens d’assumer une posture critique face à notre manière d’habiter et de consommer, et d’être force de proposition dans ce domaine.
Face à la standardisation des produits désormais massivement fabriqués dans les pays à bas coût de production, elles ont renforcé leur dispositif de recherche et d’innovation pour proposer d’autres services et rester leader sur le marché: Electrolux a son « Design Lab » depuis 2003, Whirlpool sa « Global Consumer Design team ». L’enjeu écologique est bien sûr au centre de la réflexion prospective de ces entreprises au bilan environnemental lourd (multiplication d’objets tous plus énergivores les uns que les autres, obsolescence programmée, recyclage rarement maîtrisé). Il est facile de conclure que ces groupes se rachètent une conscience verte avec leurs projets de recherche, toujours est-il qu’ils ont les moyens de financer des réflexions intéressantes.
Ainsi l’entreprise néerlandaise Philips vient de présenter sa maison du futur Microbial Home à la Dutch Design Week qui se tenait à Eindhoven du 22 au 30 octobre 2011. Cet écosystème domestique est constitué de plusieurs équipements reliés entre eux et dépendants les uns des autres en matière d’énergie: les déchets organiques sont transformés en méthane pour éclairer et cuisiner, les déchets plastiques partent dans un compost qui les transforme en champignons, les eaux sont filtrées et réutilisées, tandis que les abeilles produisent allègrement un miel local. La maison devient un microcosme autonome qui, au mieux, produit son énergie, au pire, ne pollue pas.
Ces idées ne sont pas nouvelles mais elles sont ici intelligemment énoncées et formalisées, à mille lieues des habituels carrossages plastiques en matière d’électroménager, surtout lorsqu’il s’agit de prospective. L’esthétique postindustrielle séduisante de la Microbial Home, avec sa tuyauterie très dix-neuvième évoquant l’univers du laboratoire ou de la mine, avec ses lanternes rouges et ses manivelles, provoque un court-circuit temporel, et un sentiment d’ »inquiétante étrangeté »³ nous envahit, comme la réminiscence d’une époque sombre et dangereuse, mais, heureusement révolue.
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1. Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Crès, 1925, p. 219.
2. « Face à face: architecture et design » article de Claude Parent publié en 1971 dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui.
3. « L’inquiétante étrangeté » est un concept du psychiatre Ernst Jentsch, repris par Freud en 1919 dans un texte qui explore une notion très particulière exprimée par un mot allemand intraduisible, un phénomène que nous rencontrons tant dans la vie réelle que dans les œuvres d’art, et qui peut s’incarner dans des coïncidences étranges, dans les pressentiments, dans la rencontre avec notre double, ou dans des angoisses liées à certaines ambiguïtés de la réalité.
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Collection Wiser, Schneider Electric, design Matthieu Lehanneur et interface web Attoma design, 2011.
Jardin d’addiction, Berdaguer et Péjus, 2011.
Jardin d’addiction, Berdaguer et Péjus 2011.
Microbial Home, Philips 2011.
Microbial Home, garde-manger, Philips 2011.
Microbial Home, îlot de digestion écologique, Philips 2011.
Microbial Home, îlot de digestion écologique, Philips 2011.
Microbial Home, Paternoster, Philips 2011.
Microbial Home, bio-light, Philips 2011.
Microbial Home, ruche urbaine, Philips 2011.
Cet article est également paru sur le blog d’Irène Berthezène: projectitude.com.