Marc Brétillot, Marion Chatel-Chaix: en coulisses à Boisbuchet
A Boisbuchet, domaine méridional d’Alexander von Vegesack (directeur et cofondateur du Vitra Design Museum), la saison estivale accueille au sein de ses 150 hectares designers et architectes renommés venus dispenser des ateliers, fréquentés par des participants accourus du monde entier. La designer textile Marion Chatel-Chaix, carnet en main, nous a ouvert les coulisses d’une semaine d’immersion auprès de Marc Brétillot.
Marquée par sa participation, au cours de l’été 2010, à un atelier avec les designers de Big Game, la designer textile Marion Chatel-Chaix a décidé de réitérer l’expérience l’année suivante – en dépit des mises en garde de ses amis.
« Boisbuchet est un petit cadeau que tu ouvres, que tu découvres, et que tu refermes, sans que l’effet puisse se reproduire plusieurs fois, » l’a prévenue Antonio Arico. Elle opte cette fois, « choix de gourmande, » pour la semaine de workshop menée par le designer culinaire Marc Brétillot.
Seuls deux autres français se sont inscrits, les cinq autres participants sont venus de beaucoup plus loin (on parle exclusivement l’anglais à Boisbuchet) pour explorer avec le chantre du design culinaire, qui enseigne la discipline auprès de l’ESAD de Reims, le thème « Nature et chocolat ».
Premier jour: la chaleur harassante, ennemie du stock de dix-huit kilos de chocolat qui fournit la matière première au workshop, inquiète Marc Brétillot. On procède au brief, les outils sont distribués, les consignes de sécurité et de rangement énumérées.
«Everything is possible. Come to us with your ideas, explain what you want, and we realize them as close as we can as you imagined them». «Merveilleux», pense Marion Chatel-Chaix, «un lieu où aucune idée n’est impossible. Où l’on ne vous regardera jamais avec des yeux ronds comme des soucoupes si vous voulez tourner des carottes, meuler des courgettes, ou poncer des pommes de terre!».
« Le goût est une image »
Marc Brétillot donne à ses « disciples » attentifs sa définition du designer culinaire: quelqu’un qui a une vision d’ensemble de la chaîne agroalimentaire, qui peut intervenir sur les différentes étapes de la filière. « Le goût est une image. Une superposition de la vue (on commence par la perception visuelle de ce que l’on va goûter, évocatrice de souvenirs, de familier, d’inconnu…), du toucher (contact avec la main, puis le toucher avec les dents et la langue), et du goût (le mélange des saveurs, qui n’est autre qu’une culture qui se construit par les souvenirs). »
Viennent enfin quelques secrets & tournemains: pour avoir un chocolat qui cristallise bien (et craque quand on le casse), ne pas voir se former de traces blanches après séchage, il faut d’abord monter à une température autour de 50°C, puis redescendre à 27°C, avant de remonter tout en maintenant la température à 32°C. Les pistoles de diverses variétés sont dûment goûtées.
« Prendre le temps de les définir, de se rincer la bouche entre chaque avec un verre d’eau. Normalement, les «goûteurs professionnels» font ça dans des endroits neutres: pièce blanche, température moyenne, sans bruit. Nous avons les fesses dans l’herbe, nous entendons le bruit de la rivière, et surtout… il fait 40 degrés! Marc Brétillot a choisi ce thème pour le workshop, car c’est un matériau très technique à travailler, et il trouve intéressant d’en imaginer des scénarios de dégustation dans un endroit simple, brut, et naturel. En contraste avec cette matière habituellement travaillée dans des environnements très adaptés à ses contraintes et exigences. »
«Fruités», «boisé», «terreux», «rond en bouche», «salé», «iodé», «masculin», les élèves élaborent des portraits chinois des 6 chocolats, imaginant des associations de couleurs, et, plus surprenant, de films. « Cela nous aidera ensuite à imaginer nos premières ébauches de scénarii sur 2 chocolats de nos choix. Le premier chocolat, qui explose en bouche, avec des parfums de fruits des bois, m’amène à imaginer une histoire de conte de fées dans le royaume de Boisbuchet, où les baies seraient en chocolat, et en explosant en bouche rendraient le prince amoureux de la princesse! ». La designer « à sensibilité textile » est à Boisbuchet dans un élément à la mesure de sa fantaisie.
L’idée de façonner des perles de chocolat à déguster dans les moules géantes du lac est abandonnée au profit du moulage du chocolat dans l’eau glacée, «comme la matérialisation des bulles que l’on peut voir sur les photos de plongeons prises sous l’eau.» Deux boîtes sont construites pour faire fondre le chocolat et maintenir les casseroles au chaud, au moyen d’une ampoule à filament et d’un variateur. «C’est suffisant pour que le chocolat reste liquide, sans une chaleur trop forte qui le ferait cuire. Cette technique est plus appropriée que le traditionnel bain-marie. Le chocolat est hydrophobe, et la vapeur d’eau, en retombant, risquerait de mêler des gouttelettes d’eau au chocolat.»
Moulages, enrobages, coulages… La nature environnante a été mise à contribution: tomates, glands, fleurs de courgettes, menthe sauvage, champignons vénéneux, galets géants, poire, écorces, branches, ronces, mûres se voient acoquinés au chocolat.
Ses premières tentatives laissent Marion déconfite: « Les essais de solidifications dans un bac d’eau glacée ne rendent pas du tout l’effet que j’imaginais. Je pensais obtenir la matérialisation d’un plongeon, alors que le visuel reste plus proche de filaments que l’on peut simplement essayer de manier comme une écriture en 3 dimensions. »
Elle confie son désarroi à Marc Brétillot, qui, fidèle à sa façon de penser en dehors du cadre, évoque alors «le travail d’une artiste qui urine dans la neige: les formes en creux pourraient devenir des moules. L’idée d’utiliser la glace comme matériau de moulage se précise. J’utilise un glaçon déjà fait hier par Marc pour commencer mes expériences. Me voilà, perceuse en mains, à forer un glaçon géant! Je n’obtiens avec cette technique que des formes très régulières. Pour obtenir des formes plus organiques, j’essaie de faire couler de l’eau chaude dans ces tubes, en l’expulsant directement avec le pistolet à air comprimé pour ne pas qu’elle se re-solidifie directement au contact de la glace.»
« Jouer avec la patience, la gourmandise et le cycle des éléments… »
Nouvel échec relatif, qui conduit la designer à tester un nouveau script: «Utiliser les bulles de la glace comme moule, au moment où l’eau n’est pas encore complètement solidifiée. Je créé donc un scénario autour de ça: toujours autour de l’eau, je décide que je poserai mes cubes géants au bord de la rivière, à côté du moulin, où il y a quelques petits tabourets en béton, installés à quelques pas du bord. Il faudra attendre que la glace fonde au goutte-à-goutte dans la rivière pour découvrir le chocolat et pouvoir le manger les pieds dans l’eau. Jouer avec la patience, la gourmandise et le cycle des éléments…»
Une collection de larges bacs et seaux en plastique sont emplis d’eau et glissés dans les congélateurs d’Alexander Von Vegesack, propriétaire compatissant du domaine. La chaleur précipite en un clin d’œil le premier essai dans l’eau du lac. Puis… «Enfin, les bulles me semblent intéressantes, je peux recommence à percer la glace, pour faire sortir l’eau, et mouler le chocolat à la place. À la manière des œufs de Pâques, je ne créé pas un bloc de chocolat dans le moule mais vide le surplus pour créer une coque, qui pourra être cassée et mangée. Il faut aller très vite, pour ne pas que mes moules éphémères ne fondent! Et pour un matériau hydrophobe, qui ne doit normalement pas toucher l’eau et que l’on coule chaud, j’ai choisi le meilleur des moules! L’un des moulages ne prend pas, le chocolat se tasse et se solidifie dans le fond. Marc me propose de combler le reste de la bulle avec une gelée. Le moule retourne au congélateur pendant que je vais cueillir de la menthe sauvage pour en faire une infusion avant de la faire prendre en gelée.»
Tandis que Marion Chatel-Chaix s’évertue à percer des ouvertures tubulaires dans un bloc de glace au moyen d’un fer à chaleur, espérant les emplir de chocolat pour former des sucettes, Marc Brétillot créé une sucette en fils en chocolat. L’audace s’est emparée du petit groupe, les expériences les plus diverses sont tentées: tranches de champignon de Paris piquées sur le bâton, feuilles de menthe, poivre, sel, gingembre… « Belle trouvaille en guise de goûter! Nous décidons d’en faire une performance collective le lendemain, pour le dessert du dernier soir. Nous partons donc illico remettre des seaux d’eau dans le congélateur, nos futurs « plans de travail » glacés. Nous proposerons quatre goûts au menu: champignon, sel/gingembre, menthe, et poivre. »
Le dernier jour de l’atelier arrive. Une fois la pluie calmée, un parcours fléché «Iced Chocolate» est organisé, qui mène les curieux jusqu’au moulin. «Je démoule et je mets en place les glaçons géants sur les tabourets et au milieu des rochers de la rivière. Les visiteurs arrivent. Le chocolat est encore prisonnier des glaces. Je passe l’après-midi les pieds dans l’eau à regarder la glace fondre, goutte-à-goutte…» La pluie vient presque déjouer ses plans, mais la designer demeure pieds dans l’eau du lac, à attendre qu’enfin paraissent les grosses bulles de chocolat.
Le mot de la fin, Marion Chatel-Chaix l’offre à Marc Brétillot: « Il nous a beaucoup observés au cours des journées passées à nos côtés, et a élaboré lui-même les textes accompagnant chaque projet. » Des bulles de chocolat, baptisées « Hibernatus » le maître écrit: « Remontant les temps immémoriaux, enfermée dans la glace, la forme géologique se dévoile au mangeur patient. Autre temps, autre temporalité. La gangue glacée qui enferme la cabosse fond lentement et retourne au court d’eau illustrant le cycle immuable des éléments. »
(Propos recueillis par Elodie Palasse-Leroux, photographies Marion Chatel-Chaix)
le 13 décembre 2011 à 8 h 59 min
[...] Le récit de sa semaine s’avère si alléchant qu’elle donnera sans doute envie à nombre de gourmand de s’inscrire pour la prochaine « fournée » des ateliers de Boisbuchet. (à découvrir ici) [...]