Création et mondialisation, le design est-il devenu global?
Inspiré de la table-ronde IFM / Designer’s Days, samedi 2 juin 2012 à l’IFM.
Par Estelle Berger.
Rassemblant des intervenants d’horizons divers (bien que majoritairement français) – designers indépendant et intégré, économiste, chef d’entreprise – donc diversement confrontés à la problématique de la mondialisation – sous-traitance, transferts de technologie, co-création, distribution –, l’échange a soulevé plusieurs problématiques brûlantes. Même si le manque de temps a limité les possibilités d’approfondir chacune, on peut reconnaître aux acteurs de cette matinée le mérite d’avoir évité les généralisations trop rapides et contourné les clichés.
Cette courte réflexion n’est ni un compte-rendu ni une synthèse des interventions, mais plutôt une tentative d’approfondissement partiel et personnel, inspiré par certaines questions et pensées glanées durant la table ronde.
Quand on associe création et mondialisation, point immédiatement la tension problématique entre identité et standard. Alors que les moyens actuels permettent une diffusion internationale, l’ambition des designers est de créer des objets accessibles à tous, au-delà des frontières et des cultures. Mais les particularismes locaux influencent toujours la réception. Ainsi, certains produits seront détournés par rapport à l’usage qu’imaginait leur concepteur. La firme suédoise Ikea a appris avec étonnement que ses vases étaient utilisés aux Etats-Unis comme verres à soda! Les américains utilisent en effet couramment des verres de contenance d’un litre.
D’autres produits se retrouvent boudés par un ou plusieurs marchés étrangers – sans que l’on sache toujours pourquoi. On comprend aisément que cette part d’insaisissable angoisse les marques, pour qui l’implantation internationale doit garantir un retour sur investissement. Pour parer à l’imprévisible, le marketing est souvent convoqué, guidant le design vers un chemin considéré comme à priori acceptable par le marché visé. On tente ainsi de minimiser le risque inhérent à toute démarche créative. Les – nombreuses – marques qui emploient cette stratégie jouent donc avec les codes culturels et symboliques locaux pour s’implanter dans de nouveaux marchés.
Mais bien souvent, cette pseudo-adaptation locale prend la forme assez pauvre d’un travail sur les couleurs et les motifs, ne prenant pas en compte des modes de vie plus profonds. Car peut-on vraiment appréhender, de l’extérieur et avec une visée mercantile, toute la subtilité d’une culture? Les goûts exprimés par la consommation ne sont que la partie immergée d’un iceberg fait d’histoire, de valeurs, d’aspirations… à la fois individuels et collectifs. Et au-delà, est-il souhaitable, autant pour le designer que pour la marque, de chercher à s’adapter à son public – réel ou fantasmé? Ne prend-on pas le risque de subordonner la créativité au commercial?
Certaines marques ont la chance (chance ou talent?) de constater que l’identité de leurs produits est acceptée telle quelle dans les marchés étrangers, sans réelle volonté que celle-ci s’adapte à la culture locale. D’après les intervenants de la table ronde, c’est le cas d’Ikea ou de Lexon. L’identité et la qualité perçue de la marque transcendent alors son origine; c’est ce qui est respecté par les consommateurs et qui fait le succès de l’implantation internationale. Dans le cas d’Ikea, c’est l’identification au mode de vie nordique qui est prisé; dans le cas de Lexon, ce serait par rapport à un goût plus “universel”. D’ailleurs la marque revendique le plus grand internationalisme: R&D pilotée en France, collaborations avec des designers européens et américains, technologie et fabrication chinoise.
L’expression “goût universel”, qui peut prendre une connotation très négative, soulève la question de la standardisation souvent reliée à la mondialisation. D’une ville à l’autre, nous retrouvons les mêmes boutiques, les mêmes publicités, les mêmes marques internationales. Et avec Internet, les images circulent à une vitesse et avec une portée défiant les frontières. Français, chinois, designers, usagers, nous baignons dans une culture visuelle de plus en plus homogène.
De plus, l’usage systématique de l’informatique en tant qu’outil de conception généralise une certaine typologie de formes, influencées par le langage des logiciels de CAO. Pour le designer Marc Berthier, l’ordinateur est trop souvent utilisé comme outil de génération de concepts, limitant l’imagination. Il prône un retour au travail par images mentales, guidé par les souvenirs, perceptions, intuitions, et, avant tout, le dessin à la main. Pour lui, on a accordé trop d’importance à l’ethnique au détriment du sensible, et c’est en dépassant les archétypes dont on a hérité que chacun retrouvera une valeur ajoutée singulière.
A l’issue de cette discussion, je réalise que la question de l’identité nationale est un faux problème. Insister sur l’ancrage territorial d’une création, comme tenter de circonscrire le goût présumé d’un pays, c’est entretenir une culturalité fantasmée, comme des images un folklore dépassé. A l’inverse, chercher à définir un goût qui serait universel, consensuel, c’est limiter la création à ces images “design” qui font le tour du monde sur Internet. Dans les deux cas, des images vides, qui font signe sans sens.
Or, ce ne sont pas seulement la fonction et l’esthétique qui donnent leur sens à un produit, mais aussi l’univers et les valeurs portés par la marque. C’est donc l’identité de marque qui fait le lien. Est-elle française, brésilienne ou transnationale, ce n’est plus le souci. Quant à l’ancrage national du designer, la question ne se pose que dans le cadre restreint du design de galerie. Frédéric Ruyant rappelle fort à propos que dans la majorité des cas, le designer doit s’oublier au profit des marques pour lesquelles il travaille. Quant à ces dernières, il ne faudrait pas qu’elles oublient que leurs clients sont plus que des consommateurs, et qu’ils savent pour la plupart faire la différence entre de vrais ancrages et l’ostentation.
le 20 juin 2012 à 10 h 16 min
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le 20 juin 2012 à 11 h 27 min
Pour faire le lien entre cet article et la réaction de Nicolas Stadler à l’article de Christian Guellerin, j’aimerais ajouter une courte analyse lue hier. Le sinologue Cyrille Javary (in Philosophie magazine) y avance une explication de la « culture de la copie » que l’on est souvent prompt à reprocher aux Chinois. Je vous laisse lire son point de vue, qui pour moi a l’intérêt de sortir des clichés rebattus.
« De toute l’Eurasie, la Chine est la seule civilisation qui ne soit pas née d’une conquête. Enracinée dans la sédentarité, la notion d’origine, de début perd de son accuité. « Je n’invente rien, je transmets » déclare ainsi Confucius.
Alors que dans le monde indo-européen, la création est provoquée par une cause extérieure à un instant privilégié, l’esprit chinois la vit comme intérieure et continuelle. Au fondement de l’origine, l’esprit chinois ne voit aucune action divine, juste un rythme (alternance yin-yang, incessant changement).
En Occident, le créateur est un démiurge (« poète » de poiein, « faire »). En Chine, on ne demande pas à l’artiste de « créer », de façonner des formes inédites, mais d’agencer d’une manière nouvelle un vocabulaire connu de tous : là est le génie. Plus que de création, il s’agit de concrétisation. En Occident, l’inventeur est celui qui découvre, en Chine, il est celui qui révèle. »
Cela fait voir les choses différemment non ?
le 11 août 2014 à 13 h 40 min
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