Le confort, une affaire collective
Par Anne Dujin.
Certes la climatisation n’a pas beaucoup manqué aux Français cet été… Mais elle est devenue en quelques décennies un élément incontournable du quotidien de millions de ménages dans le monde. Une plongée dans une des séries estivales du New Yorker en offre un témoignage original.
Eté 1998. The New Yorker propose à de grands auteurs américains, dans le cadre d’une série estivale intitulée « American Summer », de décrire en quelques pages un souvenir ou une aventure qui incarne leur expérience de l’été. Le 22 juin est ainsi publié un récit d’Arthur Miller, « Before Air Conditioning », dans lequel il décrit ses étés de petit New-yorkais dans les années 1930, et notamment la manière dont les citadins s’adaptaient aux très fortes chaleurs, à l’heure où l’air conditionné n’existait pas. Familles entières dormant sur leur balcon ou dans Central Park (sans oublier d’apporter leur réveil), personnes faisant des tours de métro toutes fenêtres ouvertes pour se rafraîchir, autant de scènes habituelles pour le petit garçon, devenues aujourd’hui totalement cocasses.
Si de telles pratiques paraissent surréalistes avec le recul, ce n’est pas que les étés new-yorkais soient moins chauds. Mais que la ville de New-York, ses bâtiments publics, ses magasins et une part importante de ses logements ont été équipés de systèmes de climatisation. Arthur Miller fait remonter son premier contact avec l’air conditionné aux années 1960, dans un hôtel où un ventilateur soufflait sur des pains de glace, rafraichissant la pièce de manière plus ou moins efficace. A partir de cette décennie, les New-Yorkais sont entrés – progressivement et collectivement- dans l’ère de la climatisation. Et les familles dormant l’été dans Central Park ont disparu. En 1985, le groupe Téléphone, dans New York avec toi inscrivait le « ronron de l’air conditionné » dans nos imaginaires comme un trait distinctif de la grande ville américaine.
Ce qui est remarquable dans une telle dynamique, c’est qu’elle relève à la fois d’un changement technique (l’apparition des climatiseurs), mais également d’une modification de l’imaginaire collectif sur les conditions du confort (les fortes chaleurs à New-York paraissent maintenant insupportables sans air conditionné). Bien sûr, les New-yorkais n’ont pas été – et ne sont toujours pas – tous équipés de climatiseurs. Les quartiers les plus aisés ont été équipés les premiers, et aujourd’hui encore les ménages pauvres n’y ont pas accès dans les mêmes conditions. Mais les standards de confort communément partagés incluent aujourd’hui l’accès à l’air conditionné en été. C’est pourquoi les scènes décrites par Miller frappent par leur caractère inconcevable de nos jours, et qu’elles méritent un article dans le New Yorker, tant elles sont décalées au regard du mode de vie contemporain. La climatisation est devenue à New-York un élément incontournable de la représentation du confort. A l’inverse, ne pas y accéder est devenu un indicateur de précarité.
Autrement dit, l’accroissement du niveau de confort d’une population n’est pas le simple fait de stratégies individuelles pour accéder à de meilleures conditions de vie. Il est fondamentalement un phénomène collectif. Le XXe siècle aura été à cet égard celui de l’émergence d’une véritable science du confort. Aux Etats-Unis dans les années 1920 et 1930, ingénieurs et scientifiques mènent de nombreuses investigations sur le climat intérieur des habitations, débouchant sur des prescriptions normatives qui auront un impact considérable sur la production et la commercialisation d’appareils de chauffage et de refroidissement sur le marché américain et international. Il en résulte que les conditions de confort sont peu à peu objectivées. Des normes telles que le chauffage à 20°C, et l’usage de l’air conditionné s’imposent progressivement, y compris à travers la preuve scientifique de leurs bienfaits pour la santé.
Toute une série d’innovations technologiques, qui ont profondément et durablement modifié les conditions de vie, se sont diffusées selon le même schéma. Les machines à laver le linge ou plus près de nous, les téléphones portables, sont des dispositifs techniques dont l’apparition a transformé les pratiques quotidiennes, mais également l’imaginaire collectif du confort. Les scènes de lavandières appartiennent au passé pour une majorité de ménages occidentaux, tandis que d’ici quelques décennies, des romanciers raconteront dans les colonnes de grands journaux à quoi ressemblaient leur vacances sans smartphone.
Le témoignage d’Arthur Miller est précieux en ce qu’il nous rappelle que les standards de confort évoluent radicalement et sans bruit, sous l’effet des innovations technologiques, et entraînent avec eux les imaginaires collectifs, de sorte qu’on a l’impression de les avoir toujours connus tels quels. Il nous montre surtout que l’évolution de ces standards relève peu, en réalité, du libre choix individuel. Elle résulte des mutations sociales et techniques qui sont, par essence, collectives. On peut, certes, choisir de ne pas posséder de téléphone portable, de se chauffer à 17°C ou de ne pas recourir à la climatisation à New-York. Mais qu’il s’agisse du choix de ceux qui s’inscrivent dans une perspective éthique ou militante, ou du non choix de ceux qui sont contraints par une situation financière précaire, le mode de vie collectif n’en repose pas moins aujourd’hui sur d’autres normes implicites de confort qu’en 1930. A l’heure du débat sur la transition énergétique, il est d’abord nécessaire de les identifier et d’en comprendre les ressorts… avant d’espérer les faire évoluer dans le sens de la sobriété.
Cet article a déjà été publié une première fois sur le site modesdevivre.blog.lemonde.fr.