Interview avec le designer Pierre-Emmanuel Vandeputte
De passage à Bruxelles, nous avons eu la chance de partir à la rencontre du plus français des designers belges (ou inversement) Pierre-Emmanuel Vandeputte. Il nous a ouvert les portes de son atelier, nous avons parlé du design en général, de sa manière de travailler, de ses projets en cours, de réemploi. Un échange passionnant avec un designer aussi prometteur que talentueux :
Peux-tu nous parler de ton parcours de designer ? Quelle est ta formation ?
Je suis designer belge même si ma nationalité est française. Je revendique cette identité belge, car j’ai effectué mon cursus ici, en Belgique. Je profite des institutions, du territoire, du savoir-faire, je pense donc que le terme designer peut s’accoler à une autre nationalité que celle de sa naissance. Je suis venu en Belgique pour étudier à la Cambre, et j’ai achevé mon cursus en 2014 avec un master en design industriel. C’est une formation qui apporte une réflexion, une méthodologie, une connaissance des techniques de production. En terminant la formation, nous ne sommes pas des designers produits, comme on pourrait l’imaginer. On est plutôt un designer de l’ombre, qui réfléchit à des principes, à des emboîtements, à la manière de rentabiliser, etc.
À la suite de cette formation, j’ai eu la chance de pourvoir intégrer les résidences MAD Lab, où j’ai été deux ans en incubation dans leurs ateliers/bureaux ; et/où j’ai pu bénéficier d’un soutien matériel, de visibilité, de coaching, etc.
Quelle est ta manière de travailler ?
En fait, je travaille sur deux axes de travail, deux visions. La première est plutôt de l’ordre du ressenti, une approche d’un design à vocation expérimental, où le design n’est pas utilisé pour sa fonction pragmatique, comme une table ou une chaise peuvent l’être ; mais pour sa fonction sensible. Même si malgré tout, cela reste des objets.
Par exemple, j’ai travaillé sur des thématiques telles que l’isolement, et le silence. «Cork Helmet» est un casque en liège qui permet de s’insonoriser, ou encore «Nascondino» est une collection d’alcôves en feutre générant un espace d’intimité derrière soi.
Le deuxième axe est centré sur le design d’innovation sociale. Un cadre assez large qui traite aussi bien du remploi de matière déchet que du gaspillage alimentaire en passant par la réinsertion de personne en difficulté voir de handicap.
Donc pour conclure sur cette question, je travaille autour de deux aspects distincts, mais qui ont en commun le fait de raconter des histoires. Ces deux pans, d’une part l’expérience et d’autre part l’innovation, sont mes moteurs. Aujourd’hui je considère qu’un designer n’est plus là que pour faire du « beau », mais qu’il doit servir d’autres causes plus nobles là ou l’on ne l’attend pas.
Tu nous parles de réemploi, as-tu des exemples à nous donner ?
Je travaille beaucoup à une échelle locale, nationale, avec des partenaires belges et de la région Bruxelloise notamment. J’ai par exemple collaboré avec la STIB (nd : équivalent belge de la SNCF) sur un projet de réutilisation des anciens boîtiers, avec lesquels on compostait son ticket. Lorsqu’ils ont tous été remplacés par des lecteurs de carte, la STIB s’est donc demandé ce qu’elle allait faire de ces milliers de boîtiers. Les incinérer ou les recycler aurait coûté des dizaines de milliers d’euros, et donc nous leur avons proposé de les récupérer et de les valoriser avec la plateforme Recy-K. Les composants électroniques ont été démontés et réutilisés par la CF2D, le moteur a été utilisé par des étudiants de Polytech (l’école d’ingénieur de l’ULB – Université Libre de Bruxelles) pour développer des machines et des imprimantes 3D, et c’est avec le boîtier vide que j’ai du intervenir.
J’ai joué avec la symbolique, c’est un objet qui permet de marquer la transition entre l’espace extérieur et intérieur, tout en restant dans l’espace public. Physiquement l’objet permet de faire la liaison entre l’extérieur et l’intérieur du train, bus ou tram, avec pour de transition : le ticket. J’ai donc cherché une manière de transposer ce principe mais dans l’espace privé. Et quel est l’objet qui fait la transition dans l’espace privé ? La clé. J’ai donc voulu conserver l’objet en l’état, j’aurais pu le refondre, le couper, mais sa symbolique belge est tellement forte que je ne voulais pas le détériorer. J’ai gardé l’objet en l’état avec son système de charnières pour qu’il s’ouvre et permette d’y déposer ses clés et effets personnels lorsque l’on rentre à son domicile. Ce projet me plaît, car je pense que le design se doit de raconter des histoires. Pour la production de ce projet, nous travaillons avec une ETA (entreprise de travail adapté) pour réaliser l’assemblage.
Un autre exemple, les sacs « Handymade in Brussels » ; des sacs réalisés à partir des bâches qui étaient tendus sur les échafaudages de la Grand-Place de Bruxelles. Pour ne pas dénaturer la place durant les rénovations des bâtiments, la municipalité avait tendu d’immenses bâches sur lesquelles était imprimé le bâtiment pour masquer les échafaudages. À la fin des travaux, ils se sont retrouvés avec une immense bâche dont ils ne savaient que faire. Nous avons donc récupéré cette bâche que nous avons découpée en morceaux de taille identique, qui ont été numérotés de 1 à 480. A partir de cette toile, nous avons créé des sacs qui étaient vendus avec l’image du bâtiment numérotée, ce qui permettait à l’acheteur de savoir précisément quelle « partie » de la Grand-Place il venait d’acquérir. Nous avons conservé 20 sacs qui ont été mis aux enchères au profit de l’ETA, car tous les sacs ont été cousus par une équipe uniquement composée de personnes sourdes et muettes. Lors de la vente, tout le monde était réuni, c’était un instant très émouvant.
Pour revenir aux sacs, le patron de l’ETA avec lequel nous avons travaillé est ravi, ça a apporté une nouveauté dans sa production, ça ouvre des perspectives à tous. Il faut savoir qu’à l’origine, l’équipe ne faisait que de l’emballage ou de la mise sous plis. Tout d’un coup, cela a généré une vraie économie et ouvert des perspectives réjouissantes pour tous.
Sur quel projet tu travailles en ce moment ?
Je me rends pour la quatrième année consécutive à Milan, où je vais présenter Isola, une collection de tables basses composées de cuir et d’acier. Toujours dans la même veine, l’idée est de transformer ce matériau souple pour l’amener à de nouvelles applications. Ici, je challenge la souplesse du cuir et la tends pour en faire une surface rigide suffisamment pour pouvoir l’utiliser comme une surface de table classique. Le mécanisme de tension permet de tirer et de tendre le cuir progressivement, jusqu’à la rigidité voulue.
Tu vas donc présenter des pièces au salon du Meuble de Milan, que penses-tu de cet événement ?
Milan est un moment incontournable pour tous les designers, on y rencontre du monde, la majorité de la scène internationale du design est présente.
Comment qualifierais-tu ton travail de designer ?
Mon travail est assez énigmatique, donc il attire naturellement les retombées presse. Ce qui me permet d’avoir de la visibilité et d’avoir des opportunités de collaborations ou de contrats. Il m’est difficile aujourd’hui de viser l’édition dans le marché est relativement frileux, surtout pour les objets non conventionnels. Les grosses marques vendent des chaises, des tables de canapés, et lorsqu’on leur présente un objet dont la vocation seule est de permettre de rêver, cela questionne, ça leur plait, mais ils ne sont pas encore prêts à prendre ce type de risque.
Quelle est ta méthode de travail, as-tu des routines ?
Pour l’instant, tout ce que je produis est en auto-édition. Je soude, je couds, je ponce, ça me laisse le contrôle, et puis je suis conscient de la matérialité. Quand je fais des maquettes, elles sont directement à l’échelle 1 sur 1, on se rend tout de suite compte de ses erreurs, des points d’amélioration, et il est possible d’ajuster ces détails directement. J’ai d’ailleurs un peu de mal à comprendre comment les designers parviennent à juste dessiner en 3D et à se rendre compte du résultat. C’est une autre manière de faire.
Personnellement j’ai besoin de ça pour sentir les propriétés de la matière. Par exemple j’ai travaillé avec le liège (pour le casque), qui a plusieurs caractéristiques connues, il flotte, il est imputrescible, il est souvent utilisé dans l’industrie, mais sur le plan acoustique, c’est quelque chose de relativement peu courant. Ma logique de travail est avant tout spontanée dans le sens où je ne réponds pas à des commandes. Hormis pour les projets d’innovation sociale dont nous parlions où je dois suivre une trame, mais dans les collections que je présente sur les salons, j’essaie avant tout de trouver une histoire à raconter, comme dormir debout avec Paradosso, s’isoler ou se cacher avec Cork Helmet ou Nascondino.
J’aime partir de sentiments, d’expressions, pour les dessiner, les imaginer et finalement les matérialiser en objets. Pour ce faire, je vais au contact de la matière, je fabrique les prototypes, je les développe et je fais tout moi-même de A à Z. Je fais même la communication, les envois de pièces, le commercial sur les salons…
Y a-t-il des designers qui t’inspirent ?
J’aime les designers honnêtes, les designers francs. J’ai beaucoup d’admiration pour Alain Gilles, un autre designer de Bruxelles. Humainement c’est une personne formidable et ce n’est pas le cas de tous les designers. Ce qui est amusant c’est que son design est aux antipodes du mien. Lui est dans l’édition majoritairement, il fait des objets assez très fonctionnels et qui répondent à des besoins très pratiques.
Que changer dans le design ?
J’aimerais que le design puisse atteindre de nouveaux marchés qui lui sont jusqu’ici restés fermés. J’essayerai de tourner le design un peu plus vers les autres. C’est ce qui est en train de se passer actuellement ici avec l’innovation sociale. À Bruxelles nous sommes assez fort là dessus, il y a beaucoup d’acteurs dans ce milieu, mas cela ne traverse pas encore assez les frontières.
Dans le même ordre d’idée, il y a la Biennale de Saint-Etienne, mais je trouve qu’elle n’est pas encore assez accessible au grand public. Si tu n’es pas dans le milieu, c’est très difficile d’accès. Les messages ne sont pas assez simples, et c’est pourtant notre mission à nous designer, faire passer des messages qui soient forts tout en étant compréhensibles pour tout le monde. Il faut que nous réussissions a raconter une histoire qui soit comprise en 30 secondes par le biais d’un objet. Après, que la personne en face adhère ou pas, c’est une question de sensibilité, mais l’important est que le message soit clair et limpide. Si je dois conclure sur cette question, je dirais que le design doit s’ouvrir et conquérir de nouveaux territoires. Est-ce qu’aujourd’hui le design dans son approche classique avec ses salons, ses objets bien dessinés pour le marques, ne s’essouffle pas ? Je crois qu’il y un tournant qui s’opère pour offrir de nouveaux schémas.
Est-ce que tu considères le métier de designer comme une situation enviable ?
Enviable ? Je dirais que financièrement au début c’est très compliqué de se lancer. On ne nous attend pas et il faut parvenir à se faire une place sur le marché, c’est difficile. On est de plus en plus nombreux à exercer ce métier, on est tous passionnés, mais avec le temps cela se stabilise. Mais si tu y crois et que tu es passionné, je pense que oui c’est enviable. Les gens sont toujours assez admiratifs, le designer suscite la curiosité et l’envie. Je parle à titre personnel, mais j’en parle avec passion à mon entourage, je suis hyper motivé par ce que je fais, j’adore mon métier. Quand on me demande de raconter ma journée il n’y en a pas une qui se ressemble, et j’apprends des choses en permanence, en cela oui c’est enviable comme situation, ça casse le quotidien.
Est-ce qu’il y aurait une commande ou un projet particulier que tu aimerais te voir confier ?
La commande qui me donnerait le plus envie serait le dessin de l’aménagement public ou urbain d’une ville. Si Bruxelles me demandait de dessiner ses bancs, ses abribus, la signalétique, ce me plairait énormément.
Pour finir, un livre, un site Internet, un film, une découverte récente… que tu aurais envie de partager avec nous?
J’ai pu visiter l’exposition Collectible design qui avait lieu à Bruxelles. J’ai été impressionné, qualitativement, pour une première édition, c’était du très haut niveau. Et cela m’a interrogé sur le principe de galerie, la galerie c’est vendre de l’art, aujourd’hui on vend du design. Et l’exposition présentait des designers à mi-chemin entre le design de galerie et le design plus conventionnel. C’était une très belle exposition, il faudra suivre la prochaine édition et ne pas la rater !
Photographies : © Miko/Miko Studio
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