Exposition : « Victor Papanek. The Politics of Design » Jusqu’au 10 mars 2019 au Vitra Design Museum, Weil am Rhein
Par Laurence Mauderli
Victor J. Papanek (1923-1998), designer, auteur, enseignant et militant était très charismatique. Selon lui, le design avait une portée hautement politique. Pour cet esprit indocile, intransigeant et généreux, la notion de responsabilité sociale, éthique et morale était intrinsèque à la profession de designer. Ce dernier se devait aussi de respecter les questions de l’environnement dans ses projets.
La ferveur intellectuelle qui anime Papanek trouvera une forme théorique et critique grâce à l’écriture de nombreux articles, essais et ouvrages dont le plus célèbre et le plus radical Design for the Real World. Human Ecology and Social Change (1971) bénéficiera d’un succès éditorial fulgurant et ce malgré la polémique initiale qu’il suscita au sein du microcosme du design. Traduit en plus de 20 langues (version française, 1974, intitulée Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, épuisée), cet ouvrage fera sa renommée internationale. Son mentor et ami Richard Buckminster Fuller, lui-même entièrement dévoué à la résolution de problématiques globales par le design écrira l’introduction de cet opus ce qui montre combien les esprits de ces deux hommes entraient en résonance l’un avec l’autre. Transgénérationel, Design for the Real World demeure à ce jour un longseller qui intéresse un grand nombre de jeunes designers qui se projettent sur les terrains du design social et militant tout en s’interrogeant sur des questions de l’écologie, des migrations, du féminisme, des dérives du néo-libéralisme, du travail.
Ainsi, vingt ans après la disparition de Papanek, cette exposition est la première rétrospective dédiée à l’œuvre de l’un des plus éminents penseurs du design du XXème siècle. Conçue en coopération avec le Barcelona Design Museum (prochaine station de son itinérance) et la fondation Victor J. Papanek de l’université des arts appliqués de Vienne dirigée par Alison J. Clarke, co-commissaire avec Amelie Klein du Vitra Design Museum, l’exposition rend compte de l’approche protéiforme de cet émigré juif d’origine viennoise qui fuyant le national-socialisme arriva en 1939 aux Etats-Unis où il étudia l’architecture et le design industriel. En 1946, c’est sous le nom de «Design Clinic» que Papanek se met à son compte à New York. Il se démarque en proposant du mobilier simple, moderne, bon marché et facile à fabriquer.
L’exposition est organisée en quatre parties qui présentent en détail la vie et l’œuvre du designer. Pour cela elle exploite les collections de la succession de Papanek archivées à la Victor J. Papanek Foundation. De nombreux documents sont montrés pour la première fois.
La première partie intitulée The Politics of Design resitue les thèses de Papanek dans leur contexte historique par le biais d’un imposant dispositif multimédia alternant séquences de films et images fixes. On y voit et entend Papanek, mais aussi, Marshall MacLuhan qui façonna sa compréhension du pouvoir des médias, Angela Davis, Frank Lloyd Wright pour qui Papanek aurait travaillé. Ce dispositif est complété par un schéma XXL montrant toutes les «connections créatives» de Papanek le reliant à ses pairs ainsi qu’à ses étudiant.e.s. La deuxième salle retrace – dans un foisonnement vertigineux de documents, carnets de notes, lettres, illustrations, mobilier, objets ethnologiques et diapositives utilisées par Papanek pour ses conférences – la vie du designer depuis sa fuite de l’Europe jusqu’à sa reconnaissance internationale. Le fil biographique du designer est mis en perspective par une timeline reliant sa trajectoire à l’Histoire politique, environnementale, économique et sociétale. Un point focal de l’espace consiste en une table-vitrine circulaire en pin spécialement conçue pour contenir de nombreux éléments autour de Design for the Real World. Dans la troisième salle les commissaires de l’exposition posent la question : Is anyone here normal ? et montrent 6 habitacles-structures en profil de métal évoquant le Work cube (1973) conçu avec James E. Hennessy dans et autour desquels sont exposés de nombreuses créations de Papanek comme l’assise Lean-to chair (vers 1973) en pin et toile de lin
ou la Tin Can Radio (1965) dessinée avec George Seeger. Des projets d’étudiant.e.s et autres associé.e.s comme la designer danoise Susanne Koefoed qui, alors étudiante de Papanek, conçu Symbol of Access (1968) le premier symbole international d’accessibilité ou encore le jeu tactile pour enfant Fingermajic (1970) dessiné par Jorma Vennola réalisé sous son égide.
L’exposition est complétée par une vingtaine de projets contemporains qui font entrer les thèses de Papanek dans le XXIème siècle. Citons DE-SIGN (2014) de Gabriel A. Maher qui interroge les représentations sociales du genre, le 79% Work Clock (2016) pointant du doigt que les femmes à temps de travail égal gagnent en moyenne 79% du salaire des hommes¹ ou encore le Toaster Project (2009) de Thomas Twaithes. Ces œuvres montrent la vivacité des thématiques explorées par Papanek, en particulier sa critique de la consommation, ses activités auprès des minorités sociales, son engagement pour les pays en voie de développement, l’écologie et la durabilité sans oublier le développement de la culture du Making autrement dit l’autoproduction associée au Do-it-yourself des années 1960. En outre, elles tentent de rompre avec l’idée de la domination occidentale, blanche et masculine et laissent ainsi entrevoir de nouveaux horizons.
La quatrième salle intitulée The bigger picture clos le parcours de l’exposition en montrant le travail de l’artiste Tomas Saraceno Flying Garden, Air-Port City (2007), la Tensegrity Sphere (2012) d’après Buckminster Fuller de l’artiste Caspar Schwabe ou encore le Antarctic Flag (2014 [2007]) de Lucy & Jorge Orta qui symbolise une grande identité mondiale et commune.
Ces œuvres renvoient à celles du maître Papanek dont Biographics (1968) un film expérimental réalisé en collaboration avec Albert J. Gowan. Ce film de 7 minutes montre des spécimens botaniques, découpés en tranches, teintés, créant des formes organiques, abstraites faisant penser à des amibes se formant et se déformant de manière aléatoire donnant naissance à une œuvre au tons orangés et violets marquant ainsi aussi son intérêt pour les formes dites bioniques. Ainsi, cette œuvre artistique nous évoque-t-elle Jean-Luc Godard cité par Papanek dans son ultime ouvrage The Green Imperative. Ecology and Ethics in Design and Architecture (1995) : Il se peut que l’on doive choisir entre éthique et esthétique. Mais quoiqu’on choisisse, au bout du chemin on sera toujours confronté à l’autre. L’exposition Victor Papanek : The Politics of Design présente mais surtout confirme l’utilisation du design comme outil politique. Compte tenu des mutations politiques, sociales et environnementales qui traversent nos sociétés elle montre comment la pratique d’un design engagé socialement peut améliorer notre monde commun.
Une publication vient accompagner l’exposition et propose pour la première fois un aperçu complet de la vie et de l’œuvre de Papanek. Outre une documentation conséquente des engagements du designer elle met en avant, à travers des essais et des interviews, son influence, ainsi que la pertinence et l’originalité de son propos. Font aussi partie de cet ouvrage des images originales provenant des archives de la fondation Victor J. Papanek comme des photos de famille, des œuvres artistiques et de design, des lettres et des dessins, des travaux de contemporains de Papanek ainsi que de designers actuels. L’ouvrage (E/D) édité par Mateo Kries, Amelie Klein, Alison J. Clarke est conçu par Daniel Streat de Visual Fields, Bristol. Il compte 400 pages et contient, env. 500 illustrations. Prix : 59,90 €. Une affiche du même designer graphique reprend en orange fluo la couverture retenue de la publication. Un programme-cadre propose différentes interventions et workshops.
Cette recension ne saurait être close sans mentionner un texte introductif à la publication de l’exposition de Benita von Maltzahn, directrice de l’engagement culturel du groupe Volkswagen et partenaire de l’exposition. On y lit que ce partenariat « permet au groupe d’assumer son engagement envers la responsabilité sociétale des entreprises sur le plan international »². Faut-il y voir un lien avec le récent scandale du « dieselgate » ? L’industrie automobile toute entière serait-elle désormais prête à remettre en question un système structurellement basé sur le profit pour envisager le transport et la mobilité différemment ? Quoi qu’il en soit, en ces temps fragiles où s’accroît la prise de conscience des problématiques environnementales et sociétales de la part des usagers, il est possible que le succès d’une exposition sur un design militant ait également des retombées positives sur l’image de l’entreprise Vitra connue pour sa production de mobilier et d’accessoires design haut de gamme conçus par des designers réputés mondialement. Dans ce cadre, ces professionnels du design le pratique essentiellement comme un moyen d’expression contemporaine plaçant l’objet ou le système d’objets au centre des enjeux économiques et esthétiques et non comme un outil critique. Ce qui est admirable dans l’œuvre de Papanek et dans cette exposition c’est qu’on est incités à prendre conscience de ses propres contradictions et à sortir de notre zone de confort. Le design est un miroir dans lequel se reflète la société. En ce sens il n’est jamais neutre.
Laurence Mauderli
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¹ Récemment on apprenait que le travail des femmes en France devenait gratuit le 6 novembre 2018 à partir de 15h35 ce qui revient à près de deux mois de travail annuel non rémunéré ! https://www.liberation.fr/france/2018/11/06/le-travail-des-femmes-devient-gratuit-a-partir-de-15h35-ce-mardi_1690225 (dernière consultation 11/11/2018)
² Von Maltzahn, Benita, « Volkswagen Cultural Engagement », Victor Papanek : The Politics of Design, Vitra Design Museum, Barcelona Design Museum, Victor J. Papanek Foundation. 2018. P. 11.