« Politique fiction » : le design, courant de l’art contemporain
Par Clément Gault.
Depuis quelques temps, le design et la politique semblent faire bon ménage. Depuis l’annonce de la création du Centre National du Design, le mouvement tend à s’amplifier. On peut s’en féliciter. Je ne parle pas bien sûr de ce contresens savoureux et révélateur vu dans les pages électroniques du Monde. Je pensais trouver un article de fond, mais « le design aux pouvoirs » n’a aucun rapport avec les propos encourageants de Fleur Pellerin, le « redressement créatif » prôné par Alain Cadix ou l’insistance du « design by » proposé par Christian Guellerin.
Néanmoins, la politique n’est pas que système et gouvernance. À la base, il est question d’engagement. C’est justement cette approche du design, comme engagement politique, que La Cité du Design et Alexandra Midal proposent au public au travers de l’exposition « Design fiction ¹».
Spin-off de son ouvrage « Design – Introduction à l’histoire d’une discipline », Alexandra Midal rappelle dans cette exposition l’engagement initial des pionniers du design, « inventé pour défendre une vision plus juste du monde », jusqu’aux propositions subversives d’Enzo Mari, de Superstudio et d’autres. Les références s’enchainent sans soucis, servies par une vidéo d’introduction² bien construite et qui présente un véritable intérêt pédagogique. Je n’ai rien à dire à ce niveau-là même si je n’ai pas trop compris l’intérêt du tapis commémoratif à Jane Addams de matali crasset, ni trop goûté l’étalage de chaises « au service de la pensée »³ surtout quand la notice indique qu’« il n’y a pas d’architectes ou de designers qui n’aient dessiné leur chaise ! »⁴. De quoi provoquer l’ire de nombreux designers, d’autant que la guide venait de préciser qu’un des buts de l’exposition était de montrer le design autrement de ce que on a l’habitude de voir dans la presse…
La suite de l’exposition permet à Alexandra Midal d’affirmer un tournant dans l’engagement politique des designers. De là vient le second terme du titre de l’exposition, celui de fiction. La théoricienne insiste donc par la suite sur « une histoire possible du design »⁵, celle où l’engagement politique des designers d’aujourd’hui serait essentiellement porté par des « objets-manifestes »⁶, des objets de fiction essentiellement. Ainsi, les travaux de Noam Toram, de Didier Faustino, de l’Atelier Van Lieshout et de l’agence d’architecture R&Sie s’enchainent sans que je puisse pleinement saisir le propos de leur engagement. On n’y parle plus de capitalisme, ni de société de consommation mais tout tourne autour de l’objet, de l’utopie et des manières d’y construire un discours dans un contexte d’exposition. De fait, la mise en scène de l’engagement semble l’emporter sur l’engagement en lui-même. Au travers de vidéos, d’installations et d’objets stéréolithographiés, c’est la forme qui me semble être mise en exergue et fait diversion sur le fond. Mais le plus troublant est que l’engagement m’a semblé être moins le fait de ces designers que de l’analyse proposée par Alexandra Midal. Finalement, cet engagement politique est-il voulu par les intéressés ?
D’ailleurs, sont-ils à juste titre designer ou artiste ? Là aussi la guide avait beaucoup de mal à justifier leur statut de designer, arguant qu’ils étaient à la frontière des deux. Bien pratique je trouve… Eux-mêmes ont du mal à expliquer à quel domaine ils appartiennent, se contentant de se présenter à la troisième personne sur leur site personnel, quand ce n’est pas à travers les propos d’autrui . Ça me semble pourtant assez simple puisqu’ils baignent essentiellement dans le milieu de l’art contemporain. Ils sont issus d’écoles d’art, certains y enseignent, et leurs « œuvres » sont achetés par des galeries ou des institutions artistiques. Voilà, psycho-rigide ou pragmatique, à vous de voir.
Il serait malvenu de porter un jugement sévère à l’égard du choix de la fiction comme support nouveau pour l’engagement politique. Néanmoins, j’ai la désagréable impression que la fiction est un prétexte pour mettre en avant une frange d’artistes contemporains se réclamant du design, ou bien présentée comme designer à la frontière de l’art. J’y vois autre chose : cette acceptation du design s’assimile fortement à un courant de l’art contemporain qui partage avec le design – le design comme profession j’entends – son attrait pour la consommation, l’objet manufacturé, l’artefact et le quotidien. Avoir une sujet commun est-il suffisant pour se réclamer du même domaine ? Pas si sûr en effet…
Le design auquel je suis attaché s’engage lui aussi politiquement. Ce n’est certes pas courant et la très grande majorité des designers travaillent à la gloire du Grand Capital, ou plus prosaïquement cherchent à faire de bons produits pour tous, utiles et agréables.
En 2008, le cabinet 5.5 proposait de sauver de la destruction 45 000 pièces de vaisselle. 15 jours avant la présentation publique, l’entreprise à la base du projet décide de ne pas sortir la collection. Celle-ci est pourtant déjà produite, emballée et prête à être mise sur le marché. Plutôt que d’assister à la destruction du stock en présence d’un huissier, les designers ont préféré racheter l’intégralité de la production pour la revendre à prix symbolique lors de « missions de sauvetage ponctuelles »⁷. Si les designers de 5.5 travaillent volontiers pour des grands groupes industriels, ils démontrent qu’il ne faut pas compter sur eux lorsqu’il s’agit de pousser un peu trop loin l’absurdité de la consommation de masse, arguant notamment « que le designer n’est pas seulement responsable de l’esthétique des objets mais qu’il en est aussi le garant et le témoin et qu’il peut proposer des alternatives commerciales en début comme en fin de parcours »⁸. Comble de l’ironie, le Font National d’Art Contemporain en a achetées pour ses archives…
Plus récemment, 5.5 a présenté les résultats d’une collaboration avec le groupe Moulinex qui est en total décalage avec leur statut de designers reconnus. D’habitude l’objet est signé puisqu’il est démontré que cela fait vendre même si l’acheteur ne connait pas le designer. Or, ici 5.5 n’apparaît pas sur les produits une fois en magasin. C’est une manière pour eux de fustiger la glorification des designers :
Sortir le design des galeries, des prototypes et autres concepts futuristes pour le réintroduire dans les supermarchés qui ne cessent de se remplir de produits à bas coût conçus uniquement pour générer du profit. Trop de designers n’existent qu’à travers l’édition, ou du moins l’espoir de créer un best-seller chez un éditeur Italien, trop de designers s’isolent dans les galeries pour produire des objets qui resteront dans des caisses en attendant de prendre de la valeur, trop de designers n’arrivent pas à comprendre que la qualité de leur produit doit dépasser l’exécution stylique qui trop souvent les cantonnent à des artistes incapables de faire exister leur idées. Et c’est bien pour toutes ces raisons que nous nous sommes jetés à l’eau. Nous ne pouvons nous contenter de critiquer une offre qui manque cruellement de créativité sans se confronter de l’intérieur à ces rouages.⁹
Un autre exemple qui fait sens est le projet « Les Ekovors », porté par l’agence FALTAZI . Foncièrement animé par un engagement écologique, elle propose un « projet-système »¹⁰ pour alimenter les villes et allant à l’encontre du modèle de la grande distribution. Pour cela, FALTAZI s’appuie sur une « système circulaire, local, résilient, pour alimenter la ville »¹¹ pour produire les denrées alimentaires à la fois en ville et en périphérie, les distribuer, les transformer et valoriser les déchets. L’agence a pour cela imaginer un ensemble d’équipements (ferme d’urgence, barge marché, conserverie de quartier, etc.) ainsi que les nouveaux métiers qui y sont associés.
On peut objecter que le projet est lui aussi à l’état de fiction et qu’il le restera surement. En revanche, on peut facilement rétorquer que son ancrage est pragmatique et se veut applicable, sous une forme différente, dans un future proche. De même, si le projet se veut clairement prospectif, ce n’est pas un projet d’innovation dans le sens galvaudé du terme qui privilégie une interprétation optimiste et sans référence des technologies de laboratoire.
Un dernier exemple, cette fois-ci en marge je vous l’accorde, permet d’illustrer l’engagement politique échappant aux designers. Je pense ici à la tente 2 secondes de Décathlon, primée par de nombreuses récompenses en design, et dont l’innovation en terme d’usage en a fait le symbole de l’association Les Enfants de Don Quichotte. Facile à déplier et nécessitant pas de sardines, la tente 2 secondes s’est révélé être un produit idéal pour occuper rapidement l’espace urbain.
Vous aurez peut-être saisi que cette désagréable impression dont je faisais motion précédemment vient du fait que le choix de la fiction comme support à l’engagement politique se fait au détriment du design auquel j’accorde de l’importance, et qui est je le pense plus proche des pratiques les plus répandues du design. L’engagement politique a plus de pertinence lorsqu’il se concrétise par des actes. En cela, les projets que j’ai choisis pour illustrer mon propos me semblent être davantage en lien avec la genèse du design. Catharine Beecher et William Morris, pionniers du design selon Alexandra Midal, ont en commun avec les designers que j’ai présenté d’avoir entrepris en accord avec leurs opinions politiques. William Morris a fondé la Firmpour appliquer ses théories, Catharine Beecher est à la base de l’organisation rationnelle de la maison et son développement. Des engagements on ne peut moins fictionnels.
Certes, la critique n’est plus aussi virulente que celle portée par ces pionniers. Je pense qu’il faut se remettre dans le contexte de actuel : le Communisme est mort, la société de consommation est une réalité, la mondialisation est un fait. Certains designers s’en accommodent très bien et acceptent les règles. D’autres s’engagent et tentent de changer les choses, de l’intérieur.
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- « Politique Fiction », du 11 mai 2012 au 6 janvier 2013, à la Cité du Design de Saint-Étienne.
- « Politique-Fiction : le design au combat », qui sera présenté le 6 décembre 2012 à 18h au Centre Pompidou (lien ).
- « Journal du visiteur », document donné à l’entrée de l’exposition.
- ibid.
- ibid.
- ibid.
- « SAVE A PRODUCT », sur le site de 5.5 designers.
- ibid.
- « GAMME COCOON – DU DESIGN POUR TOUS ! », sur le site de 5.5 designers.
- « LES EKOVORS – Un système circulaire, local, résilient, pour alimenter la ville », document pdf accessible ici .
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Cet article est également paru sur le blog de Clément Gault:
www.designetrecherche.org.
le 26 novembre 2012 à 10 h 33 min
Excellent article!
J’applaudis des deux mains.