Design et entreprise, quelles sont les évolutions en cours?
Par Thibaut Devereaux.
Les métiers du design évoluent assez rapidement et prennent de plus en plus d’importance dans les entreprises. On peut donc légitimement se demander qu’est-ce que cela implique.
Regardons les grandes tendances de cette évolution.
1. La tendance « form follows fonction » devient « concevoir par les usages » et trouve écho dans les nouvelles tendances de conception issues des nouvelles technologies, liées au modèle anglo-saxon centré sur les usages.
2. On parle beaucoup de management dans les formations bac+5 en design. Le management est indispensable à la conception et à la stratégie, certes. Va-t-on aller plus loin et rejoindre le modèle « designer – chef de produit » anglais?
Sous l’influence des nouvelles technologies le design s’anglicise?
Parmi les tendances lourdes qui dirigent le positionnement du design celle ci fait figure d’essentielle:
On parle de plus en plus du design comme faisant la somme de problématiques d’expérience utilisateur (besoin, usages, ressentis…) et des différents inputs de l’entreprise. On y associe souvent la pensée systémique et le co-design.
Le designer se retrouve au centre d’un écosystème où il agrège les inputs venant de toutes les directions pour aboutir l’objet ou le service tel qu’il sera sensible par l’utilisateur.
La tendance du designer-cohérenciateur est déjà très largement établie, identifiée et validée sur le terrain par la recherche. Elle constitue l’un des fers de lance actuels du positionnement du design. C’est-à-dire que le designer travail en équipe ou plus précisément « entre les équipes » et fait le lien entre les problématiques de chacun sur le produit.
Cela constitue un argument de plus pour aller vers le « designer – chef de produit » à l’anglaise mais il faut aussi bien prendre en compte les particularités du design Français.
- En France le design produit est plus présent que le design numérique même si les objets interactifs, de plus en plus présents, et rapprochent les deux.
- Alors qu’en Angleterre l’innovation se fait par les usages, en France l’innovation est largement technique. Le secteur est donc largement trusté par ingénierie.
- Les designers français parlent beaucoup de stratégie ou d’innovation dès qu’on aborde le management.
Enfin une spécificité de notre temps:
- Les gens sont de plus en plus sur qualifiés et beaucoup de monde tire pour avoir plus de poids stratégique tel « qu’il le mérite ».
L’innovation se faisant de plus en plus par les usages je suis persuadé que l’ingénierie et le design vont vers un processus de collaboration en directe plutôt qu’un passage de cahier des charges. On voit de plus en plus « d’agences d’innovation » intégrer un designer. A l’inverse cela fait longtemps qu’on entend parler d’agences de design qui ont des ingénieurs consultants, voir intégrés.
L’entreprise évoluant elle aussi, on entends parler de ce qui ressemble à un leadership du design autour de son secteur d’expertise. Autrement dit le design rassemble les gens et crée du lien entre eux pour définir le concept et le forme du produit. Il apporte sa capacité à innover, sa capacité à transformer des idées en forme, sa capacité à prendre en compte l’expérience utilisateur, ainsi qu’une vision systémique sur le produit, les problématiques utilisateur, commerciales, logistiques, technologiques… Qui vont conditionner le design du produit.
A l’extrême de cette tendance on m’a proposé récemment un poste de « responsable qualité ». Qualité d’un point de vue usages s’entend. Autrement dit le designer est responsable de garantir la qualité globale (cohérence, ergonomie, etc.) du produit en faisant la navette entre les différents concepteurs des briques du logiciel. Le terme est un peu oublieux de la valeur d’innovation mais cela donne une idée de ces approches « cohérenciateur ».
Le designer se positionnerait donc comme un moteur de l’innovation par les usages et de la cohérence du produit, le tout suivant des modes collaboratifs? Il fera aussi partie de l’équipe qui établie la stratégie marché pour le produit, telle qu’elle est planifié lorsqu’on met à plat les problématiques de conception mais aussi opérationnellement, de manière cohérente avec l’univers du produit.
Je pense qu’aucun designer ne sera surpris… Pour beaucoup cela ressemble déjà à ça lorsque l’entreprise est réceptive au design.
Un autre point qui ne concerne cette fois ci plus le design mais l’évolution des approches d’innovation dans lesquelles le design a un rôle à jouer.
Si les approches anglo-saxonnes ont mit au goût du jour l’importance d’innover par les usages, il reste un élément non négligeable à prendre en compte dans l’innovation.
Ce dernier point le design en discute abondamment avec le troisième acteur du triangle de l’innovation: le marketing. Ce dernier point c’est le sens, la sémiologie, qui est aussi une discipline scientifique.
Pour le marketing, en raison de problématiques de positionnement de marque mais aussi d’univers sensible du produit, il est très important que les produits soient porteurs de sens. J’en vois déjà quelques uns en train de me dire que le marketing devrait arrêter de fumer la moquette… Pas tant que ça…
Prenons la marque Quicksilver. Le marketing vous dira que c’est une marque jeune, dynamique, qui profite de la vie… En fait il décrit là le style de vie des consommateurs qui auront envie de s’identifier à la marque. Il définit une cible. A charge du designer maintenant de faire en sorte que l’utilisateur trouve réellement que la marque leur correspond lorsqu’il voit le logo, la boutique, les affiches…
Le designer utilise alors des codes. C’est-à-dire qu’il identifie les signes visuels qui évoquent habituellement ces sentiments aux gens. Pour Quicksilver il s’agit plus souvent de codes visuels du style surfeur. La vague en est un bon exemple.
Les approches par le positionnement de l’univers de marque pourront être vues ou non comme de l’innovation. C’est une question de point de vue. En tout cas quand on crée un nouveau positionnement c’est un changement qui va rapporter des sous à l’entreprise.
Prenons maintenant un autre exemple. La ligne 14 du métro à Paris. En dehors du fait qu’elle soit automatique tout est conçu pour qu’elle soit plus agréable. Par exemple pas besoin de penser à se reculer sur la voie à l’approche du métro, les vitres vous protègent. Parlons aussi de la végétation (artificielle mais bon^^) qui vous fait vous sentir en forêt aux stations.
C’est loin d’être « déco » au sens péjoratif, c’est-à-dire inutile. C’est réellement une nouvelle manière de ressentir son voyage en métro. Ceux qui prennent le métro tous les jours savent combien voyager dans un espace grisâtre, puant, dégradant finalement, peut taper sur le système. J’en connais qui prennent exclusivement le bus juste pour le plaisir de voyager à l’air libre…
Ici on est bien dans de l’innovation et de l’innovation durable. On fait évoluer l’univers du métro vers quelque chose de nouveau. Il n’est plus fatalement désagréable. On établi des nouvelles normes sociales, des nouvelles attentes, depuis lesquelles il sera difficile de faire marche arrière. On fait évoluer l’univers du métro vers quelque chose de nouveau.
On peut parler en ce sens d’innovation sociale. Le design fait aussi évoluer nos styles de vie. Les usages ne sont finalement qu’une composante de ce qui change la manière la manière dont nous vivons.
Et les écoles là dedans? Il y a cette étude, dont nous parle l’AFD et dont j’ai pu avoir des échos par Brigitte Borja de Mozota (merci!), qui recommande de parler de « filière design », plutôt que parler d’un métier unique de designer. Filière qui mène par exemple aux métiers de designers industriels, designers graphiques, design manager, aussi chef de produit…
Quelle différence? Tout simplement de ne pas cataloguer le designer au « gars qui conçoit » et de l’inclure dans une logique de « carrière ». Par exemple si un designer veut passer au management de l’innovation ou au business, ce n’est pas son diplôme qui l’en empêchera. La culture agences rend déjà le business et le management très présents dans le design.
Ça va plus loin… Un simple exemple, je ne compte plus les jeunes designers qui essaient de se positionner en début de carrière sur le management dans l’innovation. Résultat les gens ne s’arrêtent même pas et embauchent à tour de bras des jeunes ingénieurs et écoles de commerce. Alors bien souvent notre jeune designer jette son site Internet aux orties, se met dans la conception design. Et il se retrouve naturellement, par ce qu’il aime ça et en a les compétences, à cheval entre la conception et le conseil en innovation… D’autres ont des approches plus radicales. Regardez! L’entrepreneur de ce site (widilik.com) est un designer…
La différence d’ouverture est assez net quand on compare avec la filière ingénieur. Dire de quelqu’un qu’il est ingénieur ne donne quasiment aucune information sur son métier. Il peut très bien être spécialiste d’un domaine technique, travailler un bureau d’étude, en gestion d’usine, être chef de produit, technico-commercial, faire du management, diriger une boite… Également des champs un peu plus singuliers, comme être spécialiste des usages d’Internet. Bref, le diplôme constitue simplement un titre de formation bac+5 et ouvre toute une palette de métiers.
Pour qu’une formation devienne une filière il faut le dire, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi dans le cas présent donner confiance dans le fait que le designer sera opérationnel dans la palette de métiers. Parmi les aspirations des étudiants on trouve les métiers habituels de concepteur mais aussi de manière récurrente le « design stratégique » et le management de l’innovation.
Je ne vais pas faire une cour sur le design stratégique ici disons qu’il correspond aux phases amont du design. Positionnement de marque, analyse du besoin, analyse du contexte social, avantages concurrentiels… Ce type d’approche est par exemple déployé en PME ou complémentaire des inputs marketing dans les grosses boites. Pour ce qui est du management de l’innovation il me semble logique de driver l’innovation par les usages et les ressentis utilisateurs dans un contexte moderne donc il n’y a rien de surprenant à cela.
Quelque soit le nom qu’on donne à ces approches on remarque que le designer se positionne sur deux aspects qui existent à la fois au sein de la conception et des autres métiers évoqués: la stratégie et la gestion opérationnelle. Autrement dit « design is business » et « design is project management« .
Rien de surprenant, la plupart des formations bac+5 sont appelées à se frotter au management opérationnel et plus elles sont proches de l’utilisateur ou des marchés, plus elles se frotteront au business. Le secteur scientifique mis en jeu s’appelle les « sciences de gestion » et enseigne à plein de temps dans les écoles de management, aussi appelées écoles de commerce ou écoles de gestion. Il enseigne aussi à temps partiel dans les écoles d’ingénieur, du moins dans les bonnes écoles.
En entreprise le management est la clef qui permet d’obtenir des responsabilités…
Que font les écoles? La plupart enseignent le design management, comme l’Ecole de design de Nantes. Les mieux cotées entretiennent des partenariats: ENSCI-HEC, Ecole de design de Nantes – Audencia, Strate college – ESSEC… Plus loin encore, on citera l’ESAA qui fait partie du groupe ESC Troyes ou l’EID Toulon qui fait partie d’Euromed Management.
Pourtant force est de constater que sur le terrain le mot design n’est guère associé au management et au business. Pire encore, les entreprises ne savent pas ce qu’est le design. Avec la plateforme du design nous avons mené une enquête sur 40 cadres. La plupart associent le design au le mobilier et à la déco. 8 citent automobile, 4 les produits high-tech, et un seul a cité les produits de grande consommation. Alarmant non?
Face à cette situation il n’y a qu’une seule alternative: communiquer, démontrer. Le gouvernement y met du sien (voir le site entreprise-et-design.fr), les organismes font un excellent travail sur le terrain, les designers se mobilisent avec les blogs, les collectifs, la plateforme du design… Les écoles ont aussi un rôle à jouer. Non seulement elles doivent continuer d’appuyer sur la formation au management pour donner aux designers les clefs de l’entreprise, mais aussi elle doivent le faire savoir très largement pour donner aux designers la crédibilité dont ils besoin pour pouvoir évoluer sans se heurter sans cesse aux idées préconçues…
Thibaut Devereau est ingénieur (IFMA) et titulaire d’un MS Marketing, Design et Création. Il est l’un des fondateurs du site Design Plateform. Il anime par ailleurs un blog intitulé Entreprise et talents. Design, management, marketing… et les autres! A l’heure du 2.0.
le 13 février 2010 à 15 h 14 min
Analyse juste. Cependant nous avons ici également une approche usage plus humaniste et philosophique que les Anglo saxons. L’importance de l’esprit critique, de la raison et du « talent » est également une de nos particularités