MSz: à la frontière entre Art et design
Par Thibault Lannuzel.
Martin Szekely est sans doute l’un des designers les plus marquants de la fin du XXe siècle. Rendu célèbre par sa chaise longue “Pi”, dessinée en 1985, il annonce le début du mouvement postmoderne du design français.
L’ouvrage, édité par les Presses du Réél/Ringier, est l’œuvre de l’historienne d’art Elisabeth Lebovici. Soutenue par le charismatique Didier Krzentowski et la galerie Kréo, l’auteur a choisi de mettre l’accent sur la production de l’artiste de ces dix dernières années, tout en la situant au-delà du champ du design, dans un mouvement artistique plus large: l’art contemporain.
Présenté davantage comme un catalogue d’exposition qu’une monographie, l’objectif du livre est de légitimer le statut de Martin Szekely, non plus designer mais artiste à la cote grandissante.
Alias MSz
Mais qui est donc Martin Szekely ou MSz comme il aime à se nommer? Après avoir obtenu un diplôme de gravure de l’école d’Estienne et avoir suivi les cours de l’école Boulle, Martin Szekely se lance rapidement comme designer industriel. Il dessine ses premiers modèles en 1977. Il ne lui faudra attendre que deux ans pour être exposé au Salon International du Meuble à Paris avec un ensemble de meubles en kit édité par Sauvagnat.
En 1982, alors que le V.I.A. lui laisse carte blanche, le créateur propose un mobilier au dessin innovant en acier laqué noir et cuir. Cette collection “Pi“ est éditée par le célèbre Pierre Staudenmeyer de la galerie Neotù qui défend le designer depuis le début des années 80. Symbole d’un design plus intellectuel que spectaculaire, la collection, à la conception minimaliste et aux matériaux novateurs, deviendra rapidement l’emblème d’un Postmodernisme français qui tente de s’imposer sur la scène internationale.
En 1987, la première gamme de modules de rangements médium aux lignes épurées “containers” est éditée. Dès cet instant, le créateur amplifie un style proche du mouvement Minimaliste américain des années 60. Cette collection lui vaut le prix du créateur de l’année au Salon International du Meuble à Paris.
En 1992, il présente une ligne de mobilier aux matériaux étonnants “initiales” composée de simples planches de bois entrecroisées qui continuent de le rapprocher du Minimal Art. D’ailleurs, Elisabeth Lebovici cite Donald Judd dans son texte et essaye d’inscrire Martin Szekely dans la même mouvance artistique. Par ailleurs, le créateur ne se limite pas au champ du mobilier et multiplie rapidement ses collaborations avec des grandes entreprises françaises. Designer dans la définition, il participe à de nombreux projets: mobilier urbain avec Jean-Claude Decaux, objets de table pour Swaroski, conseil général de Belfort, Musée d’Amiens, etc.
Spécialiste de la pièce unique, il est d’après les dires de Pierre Staudenmeyer plus un meublier qu’un designer et travaille davantage ses meubles comme des objets de collection que des créations à portée sociale.
Martin Szekely précise d’ailleurs que jusqu’alors ses projets “étaient basés sur l’idée que le design est affaire de dessin et le dessin une manifestation incontestable de la personnalité de celui, qui en est l’auteur” et il assume pleinement ses créations comme des œuvres destinées à une élite composée d’amateurs d’art. En outre, l’inventeur de la ligne “Pi” défend une large gamme destinée à de riches commanditaires, souvent pièces uniques éditées à la demande, qui reflète instantanément les exigences de la clientèle.
Specific Objects?
Le catalogue, puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’un catalogue de productions, présente ses projets les plus emblématiques: brique à fleurs en 1998, premières collaborations avec la galerie Kréo qui développent l’idée que le dessin ne fait pas la fonction de l’objet mais s’impose comme simplement une désignation qui transforme et réoriente la fonction de celui-ci. Il s’agit là d’un discours novateur qui est soutenu par l’exemple des théories de Marcel Duchamp dans sa recherche sur les “stoppages étalon”(1913-1914).
Élisabeth Lebovici définie l’œuvre de Martin Szekely comme un “épisode” de l’histoire du design où le protégé de la galerie rue Dauphine choisit d’identifier ses créations comme des formes faisant référence, par la simplicité du dessin et l’absence totale d’éléments décoratifs, aux modules dessinés par Robert Morris ou Donald Judd.
A de nombreuses reprises, Élisabeth Lebovici renvoie les créations de Martin Szekely aux théories, concepts et principes de Marcel Duchamp, mais aussi de Rousseau ou encore Matisse. L’historienne tente de rationaliser et de théoriser les œuvres de Martin Szekely, de les situer et de les définir tels des “poseurs de questions”, des “synthèses de l’art”. En somme un mouvement influencé par le “Minimalisme” appliqué au design.
Ces parallèles entre art et design peuvent se rapprocher du discours développé par les galeries d’art de la rue Louis Weiss dans le XIIIème arrondissement de Paris qui proposaient aux collectionneurs éclairés de se meubler avec les grands noms de la création en matière de design d’après-guerre. Les galeries telles que Kréo ou Jousse Entreprise, entre autres, ont été les acteurs de cette tendance qui consiste à créer des liens et à tenter d’élever le design au rang d’art contemporain.
On l’aura compris, l’idée d’Elisabeth Lebovici est simple: rapprocher le travail de Martin Szekely du Minimalisme citant Joseph Kosuth, Robert Morris et Donald Judd, réduire le fossé entre le courant américain des années 60 et les œuvres contemporaines d’un designer connu et reconnu dans un art qui dépasse les frontières en s’inventant “artiste théoricien”. Elisabeth Lebovici tente de faire ce parallèle en prenant l’exemple des “boîtes” de MSz et précise “pour la démonstration, la boîte a l’avantage de se situer à la jonction de l’art et de l’objet”, puis continue en faisant le rapprochement suivant: “Il y a les boites de Judd et celles de MSz”. À la seule différence que Martin Székély leur attribue une fonction, c’est bien là toute la distinction.
En outre, le rôle assimilé à l’artefact offre en plus d’une existence de l’objet à part entière un usage domestique et s’inscrit dans l’aménagement intérieur mêlant ainsi approche esthétique et espaces de rangement, ou quand le mobilier rencontre la sculpture: débat quotidien reflété à travers l’exposition organisée au Centre Pompidou sur l’œuvre de Ron Arad où les limites entre le statut d’objet et d’œuvre d’art se chevauchent. À quel domaine attribuer ces créations? “Œuvre d’art à fonction” ou mobilier d’artiste?
Finalement, l’ouvrage Martin Szekely s’affirme comme un complément aux écrits déjà publiés sur ce créateur contemporain plus que comme une monographie. Sous la tournure d’une critique esthétique développée autour des formes, puis d’une accumulation d’images où les créations du designer se suivent et se ressemblent, le développement d’une approche critique et construite du travail du designer fétiche des années 80 aura manqué. On se satisfait cependant du débat lancé par l’auteur sur la question de la frontière entre Art et design. Dans quelle mesure ces deux activités se mêlent-elles et quand le mobilier devient-il “chef d’œuvre”?
Cette critique est également parue sur le site nonfiction.fr.
Martin Szekely, par Martin Szekely et Elisabeth Lebovici, éditions Les presses du réel, 2010. 250 pages, 60 euros.
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Thibault LANNUZEL: Après avoir obtenu un Master en Histoire de l’Art à l’université de Paris IV Paris Sorbonne sur son travail monographique concernant l’œuvre du designer français Olivier Mourgue, Thibault Lannuzel amorce un travail de thèse de doctorat au sein de la même institution. Il s’intéresse notamment au principe générationnel des premiers designers qui marqueront la création en France de l’après-guerre aux années 80 en matière de design et d’architecture d’intérieure. En parallèle, après avoir travaillé auprès de la maison de vente aux enchères internationale Sotheby’s au sein du département Arts Décoratifs du XXe siècle, il collabore avec la Galerie Pascal Cuisinier, spécialiste du design français des années 50.