Échelles intermédiaires et aménagements légers
Il existe une échelle particulière à laquelle architecture et design se rencontrent, une échelle où les aménagements apportés à un espace existant, ni structurels ni « accessoires », en modifient toutefois totalement la pratique et la perception. Cette échelle est celle des « objets spatiaux » – constructions légères, cloisons, reliefs, modules ou meubles intégrés – structurant l’espace. Souvent légers et multifonctionnels, ils s’appliquent à tous types de lieux, grands ou plus petits, privés ou publics, et sont utilisés tant pour leur capacité à générer une esthétique forte et « identitaire », que pour la densité fonctionnelle qu’ils peuvent apporter.
Souvent, ces projets se rencontrent lors de l’agencement d’un lieu existant dont on veut renouveler la perception et les pratiques. Ils sont caractérisés par une échelle intermédiaire, globalement située entre le « gros meuble » et la « petite architecture ». Au croisement de plusieurs métiers et approches disciplinaires, ils peuvent indifféremment être réalisés par des architectes, des architectes d’intérieur et des designers.
Unité formelle et densité fonctionnelle
Dans un premier temps, ce qui interpelle, c’est leur vocation récurrente et quasi-systématique à multiplier les fonctions et à les densifier dans une forme unique. Rangements, éclairages ou assises intégrés, sols ou murs qui se dilatent, se retournent ou se fractionnent et deviennent contenants, ou tables, ou assises… Nombre de ces « objets » cherchent à offrir aux usagers un élément multifonctionnel, aux vocations à la fois spatiales, esthétiques et pratiques.
Leur traitement esthétique s’en ressent : considéré comme une entité distincte et identifiable, l’aménagement intérieur est souvent conçu comme un objet unique, presque autonome, que l’on vient « poser » dans l’espace, et ce même si, dans la réalité, il sera généralement assemblé sur place.
Ce petit bâtiment, situé dans la cour de l’habitation principale de son propriétaire, avait été négligé pendant des années. Il a été réhabilité par l’agence H2O pour l’un des enfants de la famille, devenu étudiant. En raison de la très faible surface au sol (12m²), l’option d’un « mobilier habitable » a été retenue, permettant d’organiser, dans un volume unique, différents lieux dédiés à plusieurs usages spécifiques.
Personnalisation et identité
Réalisés dans tous types de lieux – commerces, bureaux, habitations, équipements… –, d’une manière éphémère ou durable, ces « objets spatiaux » offrent avant tout l’occasion de la personnalisation et du sur-mesure. Si l’on considère en effet que peu de clients ont la possibilité d’occuper des bâtiments dont ils ont eux-mêmes initié la construction, mais aussi que les différents meubles ou accessoires qu’ils pourront y placer sont – pour la plupart – des éléments produits en série, on comprend que cette échelle d’intervention est caractérisée par un fort potentiel « identitaire ». Elle va pouvoir être le théâtre d’esthétiques spécifiques, exploitées notamment dans le cas de commerces ou d’entreprises pour lesquels l’image de marque est essentielle. Dans le cas d’aménagement privés, son aspect « sur-mesure » sera également apprécié, permettant aux occupants d’obtenir une solution spécifique et clé en mains, souvent plus en phase avec les réalités et contraintes d’un espace existant.
L’agence anglo-indienne Serie Architects a achevé, il y un peu plus d’un an, le réaménagement des studios Blue Frog, en Inde. Pour aménager l’espace restaurant, les architectes ont créé un relief artificiel se déployant dans la totalité de la salle. Y sont « creusées » plusieurs cellules, cylindriques et de dimensions variables, destinées à accueillir de quatre à dix clients. Plus ou moins intimes, elles offrent cependant toutes une vue privilégiée sur la scène.
Une certaine « matérialité »
Les espaces ainsi engendrés entretiendront avec leurs occupants des relations particulières. Affranchis des codes traditionnels du design et de l’architecture, ils offriront notamment un rapport particulier à la matière. Vue de près, touchée et perçue, celle-ci devra en effet être particulièrement soignée et fera généralement l’objet de traitements spécifiques : motifs, revêtements ou aspects de surface particuliers, petits détails ou clins d’œil formels, travail de la couleur et de la transparence, des reflets ou de l’opacité… Cette échelle d’intervention se teinte ainsi d’un « grain » spécifique, et son aspect graphique sera fréquemment considéré comme un élément structurant le projet et définissant son ambiance particulière.
Au cinquième étage d’un ancien immeuble de bureaux situé à proximité de la rivière Meguro à Tokyo, le designer Nendo a réaménagé fin 2007 un plateau rectangulaire de près de 140 m² en le partitionnant en plusieurs tranches de profondeurs variables, affectées à des usages spécifiques. Une série de panneaux de contreplaqué, découpés de manière courbe sur leur partie haute, segmente et rythme ainsi l’espace.
L’échelle des micro-pratiques
Mais ces « objets » offriront également l’occasion de pratiques et de comportements spécifiques, de l’ordre du « micro ». De par leur proximité avec les usagers, ils intègrent en effet souvent des parties escamotables ou modulables, des structures coulissantes ou des fonctions cachées.
Réalisé dans les bureaux d’une ancienne imprimerie, cette maison-atelier conçue par Nathalie Wolberg est réparti sur trois niveaux. L’architecte a imaginé différentes parties mobiles aux fonctions spécifiques, qui se déploient depuis une structure fixée sur les murs périphériques. À l’autre bout de ce plateau, un grand filet en nylon surplombe la seconde phase du projet, achevée mi-2008 et appelée « Live In ». Il s’agit en fait d’une grande bande ondulante réalisée en feutre, ménageant de petits espaces réservés à des fonctions intimes (s’isoler pour lire, travailler…), et au dessus un territoire plus vaste, à partager.
Ils sont donc caractéristiques d’une échelle de « petites astuces » où l’espace, replié sur lui-même et tel un couteau suisse, se déploie et s’adapte aux multiples pratiques de ses occupants. Cet aspect fonctionnel, s’il peut paraître anecdotique, aura cependant tendance à modifier l’organisation du lieu. Car lorsque de tels aménagements sont mis en place, les meubles et autres accessoires traditionnels n’ont plus qu’une place et un intérêt réduit ; ils se limitent d’ailleurs souvent à quelques belles pièces, méticuleusement choisies.
Des enjeux singuliers
Les projets que nous présentons ici, de tailles et de natures différentes, tendent parfois plus, de part leur échelle et leur traitement plastique, vers l’architecture et d’autres fois vers le design. Ils ne sont cependant ni totalement de l’un ni de l’autre, étant pour la plupart dissociés visuellement et structurellement du bâti et pourtant jamais totalement « mobiles ». Plus encore, ils empiètent souvent sur ces deux disciplines, camouflant ou maquillant la disposition originelle des lieux, redéfinissant sa pratique, et se substituant aux fonctions traditionnelles du design tant au niveau « décoratif » que fonctionnel (en proposant des rangements ou assises intégrées, des plans de travail…). Concernant l’ajout, dans un volume connu, d’une ou plusieurs constructions exogènes caractérisées par une forte unité formelle et fonctionnelle, ces objets spatiaux sont donc caractéristiques d’une approche et d’un type de projets particuliers, un entre-deux disciplinaire porteur, comme nous l’avons montré, de quelques enjeux spécifiques.
Alexandre Cocco
Cet article a été publié, dans une version plus illustrée et détaillée, dans le numéro 181 du magazine d’A.