Le futur de l’imparfait
Par Estelle Berger.
Bien qu’issu de l’industrie, le design ne se limite pas à une utilisation servile de ses techniques. Le designer a pour premier rôle de garantir l’adéquation entre l’objet à fabriquer et les moyens employés pour le faire. Sa démarche peut donc questionner le processus de fabrication en série, sa légitimité ou ses limites. Parfois, la qualité ou le sens d’un objet ne réside pas dans une réalisation parfaite ni dans une reproductibilité sans faille. Pour le sociologue Richard Sennett: « La créativité consiste à comprendre la différenciation et faire en sorte qu’elle s’exprime. Prenez des violons faits par Stradivarius, ils ne sont pas uniques, ils sont tous très différents et chacune de ces différences est porteuse d’expression. Ils ne sont pas multiples au sens revendiqué par Warhol où aucune variation n’intervient dans ses reproductions. La créativité réside dans la différenciation. »(1)
Jusqu’ici, la variation inter-individuelle entre éléments d’une même série était une caractéristique propre au travail manuel, combattue par une industrie qui n’a eu de cesse de chercher à effacer toute imperfection, toute trace d’intervention humaine. Mais certains projets invitent à un changement de regard sur ce que le système industriel est prompt à étiqueter comme « défaut ». L’imperfection, plus que tolérée, y est mise en scène et magnifiée comme une irrégularité maîtrisée, qui permet d’envisager une sorte de prévisibilité dans l’imprévisibilité. L’apparition de cette démarche dans l’industrie est récente et son exploitation commerciale émergente, mais la préoccupation est ancienne. Dès le 12e siècle, l’éthique japonaise du wabi-sabi (2) considère l’imperfection comme source d’inspiration et la patine unique à chaque objet comme une valeur. Esthétiquement, le wabi-sabi incite à reconnaître et ressentir la beauté qui se loge dans les choses imparfaites, éphémères et modestes. C’est cette même qualité que retrouve Roland Barthes dans toute l’esthétique japonaise, des arts vivants à l’architecture en passant par l’art floral:
« Des signes singuliers mais connus, des corps neufs mais virtuellement répétés. Le stéréotype est déjoué mais l’intelligible est respecté. L’individualité n’est pas clôture théâtrale mais simple différence, réfractée de corps en corps. » (3)
Introduire de la variété dans le processus industriel était aussi le parti-pris de créateurs italiens comme Gaetano Pesce ou Alessandro Mendini dans les années 1970.
100% Make up vases par Alessandro Mendini (photo: Botterweg Auctions Amsterdam). Le décor de cette série de vases initialement identiques a été confié par Mendini à cent créateurs, conférant à chacun une personnalité distincte. Mais l’unicité s’arrête à l’ornement, la forme même de l’objet n’étant pas affectée.
Candelabre par Gaetano Pesce. L’expérimentation du matériau résine définit chaque corps, créant des variations aléatoires au sein de la série. Mais cet objet a t-il été conçu comme une sculpture ou comme un chandelier, c’est-à-dire un objet fonctionnel?
Ces deux créateurs expérimentaient la matière avant tout, recherchant des effets à employer a posteriori dans un objet. Les nouveaux objets « imparfaits », porteurs de variations, adoptent en quelque sorte le mouvement inverse. Ils sont conçus a priori, selon un principe génératif incluant l’incident ou l’irrégularité comme partie intégrante. La démarche ne vise pas à créer des possibilités infinies de décorations, mais à décaler la notion de standard et mettant en scène de légères variations, qu’elles soient aléatoires ou contrôlées par des règles du jeu.
La série s’exprime alors plus comme une famille que comme une galerie de clones. La notion de famille est à entendre dans le sens de Ludwig Wittgenstein, pour qui des ressemblances de famille caractérisent « des items proches mais de manière non linéaire ». Il s’agit d’un autre mode de relations pour caractériser la série, où chaque pièce présente « comme un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autres encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées. » (4)
Famille pour Wittgenstein, corps pour Barthes – ces choix lexicaux ne sont pas anodins. En effet, l’infime variation est ce qui qualifie le mieux l’organique. Le plasticien Bruno Munari explique ce mécanisme de différenciation à l’œuvre dans toutes les formes créées par la nature:
« Durant [leur] croissance, l’environnement modifie continuellement leur forme. Théoriquement, toutes les feuilles d’un arbre devraient être semblables, identiques, si seulement elles pouvaient pousser dans un environnement dépourvu d’influences et de variations. Tout les oranges devraient être de forme identique, mais l’une pousse dans l’ombre, l’autre au soleil, encore une autre entre deux branches étroites, et toutes sont différentes. Cette diversité est le signe du vécu, les structures internes s’adaptent et donnent vie à d’innombrables formes, toutes de la même famille mais différentes. » (5)
Si nos corps, humains en particulier, répondent à des principes générateurs stricts, même des jumeaux ayant le même ADN ne sont pas parfaitement identiques. Seuls des automates simulant la vie le seraient. Le roboticien japonais Masahiro Mori (6) a inventé le concept de vallée de l’étrange pour qualifier la gêne ressentie devant des robots qui imitent les humains avec trop de réalisme. Il a montré qu’un robot affectant une apparence humanoïde augmente son capital de sympathie jusqu’à un point mystérieux où, subitement, il devient effrayant. C’est précisément au moment ou l’artefact se met à ressembler et à se comporter le plus comme un être humain que son manque d’humanité met le plus mal à l’aise. Et ce manque d’humanité tient à la perfection de l’automate, qui ne montre ni faille ni trace d’émotion.
À l’inverse, quelle plus belle preuve de vie, de dessein sensible ayant présidé à la création, que la variation? Plutôt que les objets « imparfaits », ne devrait-on pas considérer que ce sont les millions d’identiques sortant de machines programmées qui sont anormaux? En effet, comment envisager d’avoir un contact personnel avec un objet dupliqué à l’infini comme l’est un produit industriel? On savait déjà que le besoin d’émotion et d’affect est au cœur de nos relations aux objets. Mais se pourrait-il que nous soyons arrivés au point d’appliquer des critères d’appréciation humains aux objets inanimés? « L’empathie » est d’ailleurs le thème de la dernière édition de la biennale du design de Saint-Etienne (7). Une empathie devenue multilatérale dans la relation designer – objet – usager.
Family chair par Junya Ishigami. Cette série de déclinaisons autour de la chaise de jardin compose une véritable galerie de portraits. Chacune a sa personnalité propre, tout en montrant des traits communs.
Si cette approche se généralisait, elle pourrait inspirer une définition plus souple de l’ordre qui a cours dans l’industrie. Il ne s’agit pas de la refuser, mais au contraire de s’appuyer sur elle pour rendre aux nouvelles générations d’objets ce qu’une production sérielle sans âme leur avait ôté. Aurait-on enfin compris que créer n’est ni un acte de génie inventif ni un éternel recommencement, mais plutôt une composition créative d’éléments auparavant disparates ou imparfaits? Ce n’est pas une révolution, mais une synthèse, qui pourrait préfigurer un nouveau temps du design. Ni idéalisation de la standardisation comme l’a été le modernisme, ni son rejet, comme l’ont été le post-modernisme ou la vague du design critique.
Aujourd’hui, cet élan prend surtout la forme d’expérimentations, de prototypes ou de séries limitées. Mais accordons-lui déjà le mérite de tenter d’élargir le spectre des matériaux et des détails considérés comme acceptables aux yeux des industriels comme du public.
I’mperfect mug. Ce collectif récupère des pièces (en céramique ou papier) rejetées à l’usine, avec le credo: « ce qui est imparfait dans un contexte peut être parfait dans un autre ». Sur chaque objet, le défaut est entouré à la main et estampillé “i’mperfect”, revendiquant sa différence comme argument.
Au-delà d’une revendication anti-gaspillage, l’imparfait pousse aussi les usagers à s’interroger sur ce qu’ils attendent de leurs objets. Dans un contexte d’hyperchoix, on recherche naturellement l’unique et l’exceptionnel, qui se manifestaient jusqu’ici trivialement par une rareté organisée et un prix en rapport. Les nouveaux objets porteurs de variations montrent des traces sensibles de leur unicité.
Collective works par Mischer’Traxler. Le studio a conçu une machine sensible à l’intérêt qui lui est porté. La taille et les couleurs de l’objet qu’elle génère varient en fonction de l’environnement sonore et visuel pendant le process de fabrication. Plus le public est nombreux, plus la pièce sera volumineuse et chatoyante.
Plus que le « fait main » ou le « luxueux », ce sont ces indices qui permettent d’établir une relation intersubjective avec l’usager. Les objets sont choisis pour eux-mêmes, détachés de la masse anonyme. Les signes de personnalité, même s’ils ne correspondent pas aux canons de beauté, prennent donc – enfin! plus d’importance que ceux de la perfection et de la valeur marchande.
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(1) SENNETT R. (entretien mené par HEILBRUNN B.) « L’artisanat, la main et l’industrialisation ». Mode de Recherche #18. IFM. Paris. 2012
(2) Wabi: simplicité, nature, dissymétrie mais aussi solitude, mélancolie…
Sabi: altération par le temps, patine des objets.
(3) BARTHES R. L’empire des signes. Éditions d’Art Albert Skira. Paris. 1970
(4) WITTGENSTEIN L. Le Cahier bleu et le Cahier brun. Gallimard. Paris. 2004
(manuscrit dicté à des étudiants en 1934)
(5) MUNARI B. L’art du design. Pyramyd. Paris. 2012
(recueil de textes regroupés dans les années 1960)
(6) MORI M. « The uncanny valley ». Energy. 1970 (pp. 33-35)
(7) L’empathie ou l’expérience de l’autre
Biennale Internationale Design Saint-Étienne
Du 14 au 31 mars 2013.
le 22 mai 2013 à 7 h 31 min
Il serait temps que ceux qui prétendent écrire sur le design du font de leur bibliothèque historique sortent de années 50 ou même de chez Taylor ( choisir parmi les voitures noires) Et que simplement ils comptent le nombre de type de voitures dans la rue ( Ces théoriciens n’ont certainement pas de voiture) qu’ils prennent le temps de regarder les pieds des personnes pour chercher des chaussures identiques, de voir deux femmes (ou hommes ) habillés de la même manière…..
Qu’ils prennent le temps de remarquer que le temps avance et que régulièrement de nouveaux produits sortent satisfaisant largement la diversité et l’évolution.
Il faudrait quand même, penser un jour, à ne pas limiter son discours à la lutte contre l’industrie ( entreprises industrielles) ou basculer automatiquement contre les méfaits de la société de consommation! Ces productions industrielles dépassées de la pensée!
Les entreprises industrielles ne se limitent pas à faire des produits limités aux contraintes de l’outil de production. Dire de telles choses c’est vraiment faire preuve d’ignorance et prouver que l’on n’a jamais travailler en entreprise.
Si il y a quelque chose que l’on doit combattre pour son côté débilisant pour son unicité c’est avant tout la pensée unique et archaique.
le 22 mai 2013 à 11 h 29 min
Je ne suis pas sûre de comprendre le fond de la critique ? En aucun cas il ne s’agissait d’attaquer une industrie qui ne produirait pas assez de diversité ou qui n’évoluerait pas… Bien au contraire !
Pour avoir justement travaillé sous la pression des contraintes de fabrication, même si je le regrette, je constate qu’elles sont souvent limitantes. Et donc on ne peut que saluer les initiatives qui visent à faire évoluer cette situation. Mais il n’est jamais question de lutter conter l’industrie…
le 23 mai 2013 à 21 h 46 min
OUi une poterie ou chacun pourrait satisfaire son sens avec de belles fleurs! Et dépendrait donc, avant tout, du niveau de chacun. C’est une option. La ménagère qui fait sa propre déco, c’est connu sur la 5.
L’autre option c’est la solution industrielle: une production sérielle sans âme?
Par définition un designer est un professionnel qui peut comprendre que l’autre peut peut avoir une « attente d’âme » différente. Celui qui ne voit pas » d’âme » dans un produit industriel est-il un designer? Non. Est-ce le produit ou le critique dont il faut douter?
Pour faire simple le produit industriel Mercedes benz SF1 n’a certainement pas d’âme pour celui qui ne peut pas le comprendre. Et qui préfère une poupée personnalisée.
D’autre part, je pense qu’il n’est interdit à personne de garer sa Mercedes à St Michel pour qu’elle soit personnalisée par quelques » neo-designers » en manque de reconnaissance.
Mais il est permis de penser que les designers qui donnent une âme à une Mercedes pour son usager sont bien plus qualifiés que ceux qui sont seulement capable de personnaliser par quelques détails superficiels de faible charge visuelle!
le 3 juin 2013 à 9 h 05 min
[...] article traitant de la variation dans le design industriel contemporain est paru sur la Revue du Design. Le débat est ouvert ! 03/06/2013 • News • by yume article, parution, [...]
le 21 janvier 2016 à 19 h 23 min
[...] « Le futur de l’imparfait » par Estelle Berger. [...]