L’esthétisation du monde
A l’occasion de la sortie de son ouvrage L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (co-écrit avec Jean Serroy), Gilles Lipovetsky nous fait le plaisir de répondre à quelques-unes de nos questions: un regard sur la production esthétique contemporaine, éclairant pour le designer…
RdD. Pourriez-vous tout d’abord nous expliquer ce que vous appelez « capitalisme artiste »?
G.L. L’activité esthétique est consubstantielle à l’agir humain. Quatre grands modèles, pour faire court, se sont ainsi succédé à travers l’histoire humaine. Dans les sociétés primitives, les arts avaient un but essentiellement rituel; ils répondaient à une fonction religieuse, sans volonté esthétique spécifique. A partir de la Renaissance, une première modernité esthétique se fait jour, contemporaine d’une société de cour: c’est le moment d’une esthétisation aristocratique, d’un art pour les princes, qui prévaut jusqu’au XVIIIe siècle. Un troisième grand moment, qui correspond à l’âge moderne en Occident, lui succède, où la sphère artistique s’affranchit du pouvoir religieux et nobiliaire, pour imposer l’art comme un système autonome: c’est le temps de l’art pour l’art, où la Beauté est donnée comme un absolu. Nous développons l’idée qu’une quatrième phase s’est mise en place au XXe siècle, qui s’accentue et s’hyperbolise depuis les années 1980: c’est le capitalisme artiste. Celui-ci se caractérise par l’incorporation structurelle du travail esthétique dans l’élaboration des produits de consommation. Ce phénomène touche tous les secteurs, s’illustre sur toute la planète et est porté par des méga groupes qui façonnent d’immenses marchés transesthétiques (objets, films, séries, musiques, vêtements, accessoires, produits cosmétiques…). Le capitalisme artiste est le système qui “artialise” le monde à la manière de la mode, à travers des tendances accélérées et des modèles sans cesse renouvelés: les téléphones portables changent tous les huit mois. Et partout, dans ce cadre, triomphe l’hybridation de sphères autrefois séparées: les constructeurs de voitures se déclarent “créateurs d’automobiles”, Karl Lagerfeld et Jean-Paul Gaultier relookent la bouteille de Coca. Fini le monde des grandes oppositions, style/industrie, culture/commerce, création/divertissement, beaux-arts/mode, sport/esthétique: dorénavant tout se croise sous le signe d’une esthétique transversale: tel est le capitalisme artiste ou “transesthétique”.
RdD. En quoi cette évolution marque-t-elle une différence par rapport au propos de Raymond Loewy, qui affirmait déjà, dans les années 1950, que “la laideur se vend mal”?
G.L. Dans les années 1930-1950, qui sont celles où intervient Raymond Loewy, son travail vise à une cosmétisation des produits qui étaient jusqu’alors fréquemment réalisés sans grand souci esthétique. Il s’agit alors de styliser le produit, de l’épurer, le profiler, en le dotant d’une forme moderne, lisse, fluide, séduisante. L’objectif concerne la seule apparence formelle. A présent, le travail d’esthétisation vise plus large et plus profond. Non seulement le marché doit proposer des objets plus attractifs mais il doit aussi susciter des émotions, créer des sensations, déployer un récit, offrir une sorte de guide de vie. Il ne touche plus seulement à l’apparence, mais à l’être: “on n’achète pas une chaise, dit Philippe Starck, mais l’odeur du café au lait et la maman en prime”. C’est moins une esthétique fonctionnelle, une beauté formelle épurée qui est recherchée que ce qui permet la différenciation des produits via la captation des émotions. Dans cette ingénierie tous azimuts de la sensibilité, la pratique du design ne cesse de gagner de nouvelles sphères: design paysagiste, design d’ambiance lumineuse, motion design, webdesign, design olfactif, design tactile. Après le moment centré sur le visuel, voici celui du design affectuel explorant les multiples dimensions sensibles des produits.
Par ailleurs, à la différence de la préoccupation de Raymond Loewy, qui s’intéresse au seul produit, les designers aujourd’hui doivent travailler à la création non plus d’un produit amélioré mais d’une marque partout reconnaissable. Tout ce qui touche à l’entreprise doit offrir une cohérence en termes d’image. C’est ce qu’avait mis en place, dès 1907, AEG, le géant de l’industrie électrique allemande, dont le patron, Walter Rathenau, qu’on appelait précisément “le chef d’entreprise artiste”, avait fait appel à l’architecte Peter Behrens au poste de conseiller artistique, pour qu’il veille aussi bien au design des produits qu’à l’image graphique, au logotype, et même à l’architecture des bâtiments de la firme. De fait, on est plus proche de ce dernier cas (“design global”) que de la situation de Loewy. Aujourd’hui, c’est “l’image de marque” qui compte: c’est elle qui se vend et qu’on achète. Le designer est en première ligne dans cet objectif de première importance pour le succès des entreprises.
RdD. Comment définiriez-vous exactement le “style”, et quels sont les rôles qui lui sont attribués?
G.L. Le propos du livre n’est pas d’analyser la notion de style, mais ce qu’il en est de l’esthétisation du monde, telle qu’elle est opérée par les entreprises en situation de concurrence sur les marchés. Le design occupe une place essentielle dans cette stylisation, mais celle-ci ne se limite pas à lui et touche bien d’autres domaines: architecture, urbanisme, cinéma, séries télé, musique, parfums, publicité. A présent ce qui est visé est un élément différenciateur ou un “look” qui peut être décalé, drôle, provocateur, kitsch, rétro, romantique, hard. Et chose nouvelle, il n’y a plus de style dominant: tous les styles ont droit de cité, tout est permis, il est possible de jouer sur tous les registres. Le travail de stylisation est ce qui s’emploie à mobiliser les affects, à créer des biens et des récits à valeur émotionnelle qui fassent rire ou pleurer, à procurer du plaisir, à offrir des résonances symboliques, à faire appel à l’imaginaire. La stylisation dans l’univers hypermoderne dépasse le seul registre de la grammaire et de l’élégance formelle: elle relève de ce que Baudelaire appelait la “réformation de la nature”, de l’invention perpétuelle de nouveaux modèles, nouveaux récits, nouveaux rythmes capables de nourrir les imaginaires. Par là même, la stylisation du monde déborde la notion de style au sens classique du terme.
RdD. Dans quelle mesure cette stylisation du monde guide-t-elle nos comportements d’achats? Et nos usages?
G.L. Le consommateur esthétique, tel que l’a créé le capitalisme artiste, n’est plus tant à l’affût de signes élitaires qui le distinguent, qu’à la recherche de plaisirs et de sensations: c’est un “collectionneur d’expériences”. Les marques qui répondent le mieux à ces désirs sont celles qui s’imposent aux yeux du consommateur esthétique: on change de voiture, d’habit, de téléphone portable non plus par nécessité utilitaire, mais en fonction de ce que le nouveau modèle apportera en plus comme expérience sensible. Le cas du téléphone portable est révélateur: dans ce monde de la froideur qu’est le numérique, il s’est imposé comme un objet sensuel, tactile, qui a imposé même une nouvelle attitude, un nouveau langage, de nouveaux gestes. Faire glisser ses doigts sur l’écran est devenu une pratique mondialement partagée. En démocratisant la consommation, le capitalisme artiste a produit un regard esthétique, un mode de perception, un consommateur dont le rapport aux biens marchands est un rapport hédoniste, orienté vers des expériences esthétiques multisensorielles. Il a crée un consommateur transesthétique.
RdD. Pour finir, quelles leçons le designer, à qui l’on apprend à placer l’usage au centre de ses réflexions, peut-il selon vous tirer de votre analyse?
G.L. Jusqu’ici, il y a eu tout un courant du design, héritier du Bauhaus, de type techniciste, porté par l’idée que c’était la dimension fonctionnelle du produit qu’il s’agissait de mettre en avant. Aujourd’hui, le consommateur ne veut plus simplement de l’utile: il veut rêver et se sentir bien. Le rôle du designer est désormais de s’interroger sur la manière dont le produit va procurer ce type de satisfactions. On est dans le post-fonctionnalisme, qui intègre le vécu de l’usager, son ressenti dans la conception même du produit. D’où un impératif de plus en plus grand de donner au produit cette valeur ajoutée que lui donne une personnalité, en faisant appel à toutes les ressources sensitives. Dans ce cadre, le rôle du designer s’en trouve profondément changé, et accru. Il doit croiser des expériences multiples, marier en permanence des exigences qui étaient auparavant distinctes: le fonctionnel, le poétique, le sensitif, le narratif, l’écologique. Il devient créatif dans le sens plein, cherchant son inspiration partout, pratiquant cette hybridation d’éléments qui, jusqu’alors, n’allaient pas ensemble: la beauté, par exemple, ne se souciait guère de l’écologie; aujourd’hui, les deux doivent se croiser. Nos réflexions portent sur tous les aspects de cette hybridation artiste qui triomphe aujourd’hui et qui font, précisément, l’esthétisation hypermoderne du monde. Le designer, en mesurant la vastitude et la variété du champ ainsi ouvert, devrait se persuader qu’il doit dorénavant être transesthétique lui-même.
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste. Gallimard, 2013.
le 28 octobre 2013 à 18 h 47 min
On apprends au designer à « placer l’usage au centre de ses réflexions »! ?? Oui, certainement dans les années 60-70! Maintenant le design c’est autre chose! Avant de prétendre éduquer les designers, il serait bon d’aller aux dernière nouvelles de son métier!
Il faut arrêter de dire aux designer des années 70 ce devrait être le design du XXI siécle! On y est!
le 12 novembre 2013 à 8 h 02 min
[...] de lire un pavé de Marcel Mauss dont j’ai oublié le nom. Je vous recommande quant à moi L’esthétisation du monde: Vivre à l’âge du capitalisme artiste de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy. Mais aussi: restez scotcher devant un docu de Matthew Akers [...]