Le temps des objets
A l’occasion de la sortie de l’ouvrage « Le temps des objets« , édité par la Cité du Design, nous interwievons aujourd’hui son auteur, Claire Leymonerie, qui répond à quelques unes de nos questions.
- Vous venez de sortir, aux éditions Cité du design, un ouvrage intitulé « Le temps des objets ». En premier lieu, pourriez-vous nous expliquer votre démarche et notamment la période étudiée?
Cette publication est pour moi le point final d’un travail entamé en 2003, lorsque j’ai réalisé ce qui s’appelait encore à l’époque un mémoire de DEA d’histoire, qui a débouché sur la réalisation d’une thèse de doctorat que j’ai soutenue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales en 2010.
Ma première intention était de travailler sur l’émergence de la société de consommation qui a marqué l’Europe occidentale durant les années 1950 à 1970, période que l’on a désignée, à la suite de l’économiste Jean Fourastié, comme les « Trente Glorieuses ». Je me suis alors intéressée aux appareils électroménagers, qui me paraissaient emblématiques de cette évolution, et je suis naturellement allée consulter les archives du Salon des arts ménagers, vaste foire commerciale qui présentait alors au grand public les dernières nouveautés en la matière.
En lisant ces archives, j’ai rencontré l’association Formes Utiles, qui présentait dans le cadre du Salon des sélections d’objets dont les caractéristiques fonctionnelles et formelles paraissant particulièrement satisfaisantes. J’ai découvert ainsi les enjeux propres au design industriel, mêlant considérations formelles, dimensions techniques, enjeux marchands, à la croisée du monde de la production et de celui des usages.
A partir de Formes Utiles, j’ai tiré le fil de cette histoire du design industriel français, en dépouillant des revues professionnelles comme Esthétique industrielle et Créé, en lisant les textes et ouvrages théoriques publiés durant la période, en consultant des archives d’entreprises, des catalogues commerciaux, des archives institutionnelles comme celles du Centre de création industrielle. J’ai réalisé aussi de nombreux entretiens avec des designers et des industriels.
Mon angle d’analyse n’est pas esthétique ou formel, mais plutôt économique, social, institutionnel. J’ai cherché à comprendre comment le design industriel s’est défini en tant que pratique et statut professionnel, comment le champ institutionnel du design s’est structuré, comment se sont configurées les collaborations avec les entreprises industrielles, quelle conception de leur rôle économique et social les designers ont forgée et défendue. J’ai cherché à mener de front une restitution précise des débats théoriques très riches qui ont accompagné l’essor de la discipline et une description très concrète des pratiques de travail par le biais d’études de cas.
- A qui est destiné votre ouvrage?
La thèse s’adressait à un public d’universitaires et de spécialistes, historiens, théoriciens du design, conservateurs de musées. J’ai souhaité que le livre touche beaucoup plus largement le milieu professionnel du design : les designers eux-mêmes, les différentes institutions qui représentant leurs intérêts, les enseignants et autres formateurs. Il s’agissait de leur livrer la matière de leur propre histoire, en donnant à voir la spécificité d’une trajectoire française du design industriel jusque-là mal identifiée, afin qu’ils puissent s’approprier cet héritage, mieux comprendre d’où ils viennent et comment s’est construit le cadre professionnel et institutionnel dans lequel ils évoluent.
Pour toucher ce nouveau public, la collaboration avec la Cité du design a été une véritable opportunité, d’autant plus qu’elle est intervenue à un moment où l’institution s’est engagée dans une redéfinition de sa politique éditoriale. Le Temps des objets a bénéficié de toute la réflexion menée alors sur l’organisation des collections, sur le sens que l’on souhaitait donner aux objets livres, sur leur identité graphique. Il a été pensé comme un outil de travail que l’on peut consulter à tout moment et il est donc compact et dense, mais aussi léger, souple, maniable.
- En parlant de votre ouvrage, vous dites que « le design a-t-il fait une entrée controversée dans la langue française ». Qu’entendez-vous par là?
Lorsque j’ai rédigé ma thèse, je me suis clairement heurtée à un problème de terminologie : c’est bien de design que je voulais parler, mais le mot était absent de mes sources les plus anciennes, car il ne s’est introduit que tardivement dans la langue française, dans le courant des années 1960. J’ai donc pris le parti, conservé dans le livre, de m’en tenir autant que possible au vocabulaire en usage à chacune des périodes dont je livrais l’histoire. Cela d’autant plus que le processus de construction de ce vocabulaire et son évolution incessante sont très révélatrices de la manière dont les designers industriels ont forgé et redéfini leur identité, non sans hésitations.
Pour donner un exemple, le terme d’ « esthétique industrielle » a été le prétexte de nombreux débats. Pour Jacques Viénot et ses collaborateurs de l’Institut d’esthétique industrielle, ce vocable renvoyait à l’esthétique en tant que discipline théorique, forgée en France par le philosophe Etienne Souriau, qui a beaucoup contribué à l’élaboration d’une doctrine au sein de l’Institut. Pour les membres de Formes Utiles et autres puristes du fonctionnalisme, le terme « esthétique » était en revanche connoté de manière très négative : il renvoyait à l’idée d’une beauté surajoutée, qui ne découlerait pas de la fonction de l’objet, mais d’une volonté artificielle et superficielle de « faire beau », d’enjoliver, voire de tromper, de dissimuler.
La terminologie est également révélatrice des relations entretenues avec les modèles étrangers. La volonté de s’en tenir à la langue française traduit la méfiance par rapport au modèle anglo-saxon, et surtout américain, de l’industrial design, appréhendé comme mercantile, soumis aux impératifs commerciaux, arbitraire et complaisant sur le plan formel. Raymond Loewy, grande figure du design industriel américain qui développe une activité en France à partir des années 1950 à travers la Compagnie d’esthétique industrielle, est perçu comme l’incarnation de ce modèle controversé. Bien qu’il ait fait énormément pour la promotion du design auprès des industriels français, il est regardé avec circonspection par le reste de la profession.
A contrario, le ralliement au « design industriel » – même si s’impose aussi l’expression « création industrielle » – fait suite à la définition nouvelle qu’en donne le designer argentin Tomas Maldonado lors du congrès de l’International Council of Industrial design de 1969 à Londres. Ce ralliement traduit la forte influence en France, dans les années 1970, d’une pensée rationaliste et systémique du design portée par la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, dont Maldonado a été un des chefs de file.
- Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous êtes-vous focalisée sur le design industriel?
Ce choix s’explique d’abord par l’orientation de ma thèse, dont j’ai déjà parlé, vers la consommation de masse, et donc vers la production industrielle. Elle s’explique aussi par une volonté de rompre avec une histoire du design français focalisée sur le mobilier et l’aménagement intérieur et qui, faute de déplacer réellement son regard, relate simplement les mutations d’un modèle des arts décoratifs profondément ancré dans notre pays.
En m’intéressant aux appareils électroménagers, j’ai pu constater à quel point la conception formelle de ces nouveaux objets techniques quotidiens a transformé les règles qui étaient encore en vigueur dans l’univers professionnel des décorateurs dans les années 1950. Il se produit là une vraie rupture, plus profonde que celle portée dans les années 1930 par les membres de l’Union des artistes modernes, qui, malgré leur intérêt très vif pour les formes et matériaux industriels, ne travaillent pas pour l’industrie.
Dans les années 1950, les premiers professionnels de l’esthétique industrielle choisissent de ne pas se définir comme des artistes ni comme des auteurs. Ils acceptent de céder la propriété de leurs modèles aux industriels pour lesquels ils travaillent, ils acceptent de ne pas avoir la main sur le processus de fabrication, même s’ils revendiquent un regard sur l’utilisation qui est faite de leurs dessins. Ils acceptent aussi que leur identité s’efface derrière celle de la marque, seule mise en avant par l’entreprise industrielle aux yeux des consommateurs. Ces renoncements sont le prix à payer pour définir enfin un mode de collaboration durable avec les industriels et pour concevoir des formes qui, grâce à la production en série, pourront enfin toucher le plus grand nombre.
C’est d’ailleurs une satisfaction que je ressens lorsque les personnes qui feuillètent le livre s’exclament en reconnaissant les batteurs et autres fers à repasser qui les ont accompagnées pendant des années. C’est un plaisir pour moi de dévoiler le travail des designers industriels, le plus souvent anonymes, qui sont à l’origine de ces formes si familières.
- Pour finir, quel est pour vous le rôle des designers dans la société actuelle?
Même si cela peut décevoir, je n’ai absolument pas prétention à indiquer aux designers quelle position ils doivent occuper dans le monde contemporain. Pour être honnête, je serais bien en peine de le faire : mon parcours professionnel m’a éloignée du design, je n’ai qu’une connaissance assez lointaine maintenant de l’actualité de cette discipline. J’espère simplement que l’histoire que je livre aidera les designers à définir, à leur guise et de manière sans doute très diverse, le rôle qu’ils entendant jouer aujourd’hui.
Pour finir, je préfèrerais plutôt souligner l’importance du travail historique qui reste à faire, des vides qui restent à combler : plusieurs typologies d’objets restent à explorer (systèmes de transport, mobilier urbain, machines outils, matériels informatiques et de communication, etc.) pour cerner l’identité propre du design industriel français et son lien à l’innovation. L’histoire de la décennie 1980, où se produisent de nombreuses reconfigurations pour le design français, doit encore être précisément retracée pour renouer le fil avec la période contemporaine.
Cliquez ici pour en savoir plus sur l’ouvrage « Le Temps des Objets« .