• Le modèle du design orienté utilisateur

    Un outil efficace du Design Management et pour le questionnement d’une profession.

    par Brigitte Borja de Mozota.

    De nos jours, le design se tourne vers les sciences humaines et sociales pour enrichir sa démarche de conception. Certaines agences de design font même de cette démarche leur positionnement stratégique (ex. In Process). Cette tendance est en phase avec une innovation de plus en plus orientée vers la recherche de nouveaux usages. Philips Design définit notre période actuelle comme « people driven innovation » après la période du « brand driven » innovation.. Le Design Management Institute réédite l’ouvrage « Designing for people » écrit par Henry Dreyfuss en 1955. L’agence design IDEO, emblème du nouveau courant, est partout dans la presse et même au sommet de Davos.

    (Pendant 4 semaines, chaque mardi, nous allons proposer un texte de Brigitte Borja de Mozota sur les thèmes du design management ou de la stratégie du design, ndlr).

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    La montée en puissance d’un Design Orienté Utilisateur est à replacer dans un contexte
    - d’une économie de la personne qui supplante l’économie industrielle,
    - d’une demande de personnalisation de l’offre par les consommateurs,
    - de la valorisation des services au client et de l’expérience client,
    - de l’imaginaire et du nouveau pouvoir du design dans les projets d’innovation,
    - du recours aux utilisateurs dans des processus de co-conception.

    Deux ouvrages des mêmes auteurs illustrent cette nouvelle tendance vers l’innovation pragmatique. Creating breakthrough products et, plus récemment The design of things to come : how ordinary people create extraordinary products. (Vogel, Cagan, Boakwright, 2005)

    « Innovation is all about people not products. It is about the team inside the company that has the role of innovating as well as the people outside the company who interact with and are impacted by the innovation… The rest of the activities in innovation are best learned by doing them. »

    Comment peut-on analyser ce courant du Design Orienté Utilisateur ? Dans un premier temps, nous rappellerons l’histoire des théories du projet design, puis nous chercherons à comprendre les avantages de ce modèle dans les pratiques du design management et enfin nous replacerons ce modèle dans l’ensemble plus large des sciences de la conception.

    1. Typologie des théories du projet design et place du nouveau modèle dans l’histoire des modèles du projet

    Le théoricien du design Alain Findeli parle actuellement de « L’éclipse de l’objet dans le projet design » (Conférence d’ouverture du colloque European Academy of Design EAD 6 publiée dans Design Journal 2005 Volume 8 issue 1, page 42).

    A partir d’une étude très complète des théories du projet design, il regroupe l’ensemble des modèles théoriques en trois types principaux :
    - le premier regroupe les théories centrées sur l’objet ou le produit du projet de design,
    - le second type rassemble les théories centrées sur le processus, le cheminement, la structure logique (méthodologique et/ou épistémologique) à adopter ou adoptées au cours du projet,
    - enfin dans le troisième type se retrouvent les théories centrées sur les acteurs, les agents et les parties prenantes du projet de design.

    On remarque par ailleurs que ces trois types apparaissent chronologiquement dans le paysage théorique.

    Figure 1
    Figure 1. L’éclipse de l’objet en amont du projet. Modèle typologique, Alain Findeli 2005.

    L’apparition de ce dernier type dans la dernière décade du 20e siècle ne signifie pas que les précédents disparaissent complètement même s’ils connaissent une éclipse significative. Le Design Orienté Utilisateur s’inscrit donc dans les théories du projet design dont il en est la phase ultime. Il est ancré dans l’histoire et dans la philosophie du projet design. On retrouve dans cet historique des théories du projet design, les trois dimensions du signe telles que définies par la sémiotique de Peirce : dimension symbolique, dimension structurelle, et dimension pragmatique.

    Ainsi chaque période privilégie une dimension de la triade du signe et ici, c’est la dynamique de l’objet dans sa relation avec les acteurs ou la dimension pragmatique.

    2. Le modèle du Design Orienté Utilisateur : fondement et outils

    De nombreux chercheurs ont travaillé sur ce modèle de « user oriented design » ou « user centered design ». Dans les définitions du Design Orienté Utilisateur, on utilise indifféremment le terme de consommateur (consumer) ou d’utilisateur (user) ou de design « centered » ou « oriented ». Il faut aussi comprendre que l’utilisateur peut être à l’extérieur dans un marché ou à l’intérieur dans l’entreprise.

    Ce modèle de « user oriented innovation » est d’ailleurs celui adopté en informatique pour le design des systèmes d’information.

    Un design « centré sur l’utilisateur » signifie d’abord que l’on concentre son attention sur un point central dans la conception. Le designer aurait tendance à ajouter que ce point central est le « design de l’expérience globale d’un utilisateur ».

    Le modèle du « user oriented design » est à rapprocher du développement de la phase amont du projet design et de son enrichissement par des études design ou « Design research ». D’ailleurs, dans l’ouvrage Design Research, Brenda Laurel (Art Center of Design Pasadena) commence par ces méthodes issues des sciences humaines avec un large éventail : du marketing qualitatif des « focus group » jusqu’aux techniques d’observation. Ces techniques au départ intuitives (un designer sait voir, regarder et observer) ont tendance à se sophistiquer en s’enrichissant des savoirs des sciences humaines et en particulier de la sociologie et de l’ethnologie.

    Afin de mieux comprendre l’utilisateur, le design va avoir recours à différents outils issus des sciences humaines (voir aussi les autres articles dans la partie Design Management du magazine Design plus Magazine n°25, ndlr) :
    l’observation : soit en observant soi-même sur place en situation d’usage soit en interprétant des vidéos faites par des utilisateurs à distance : « ethno design »,
    - la participation à la conception surtout pratiquée quand il s’agit d’utilisateurs handicapés ou âgés mais élargie au « design for all »,
    - les interviews : on réinvente les « focus groups » et on va plus en profondeur dans les histoires et les liens entre les produits et les styles de vie des gens ; on travaille directement sur les « verbatim » de l’interviewé et sur son imaginaire,
    - des narrations : des consommateurs ou utilisateurs cibles, à partir de caméras mises à disposition, enregistrent eux-mêmes ce qu’ils pensent important à un moment donné et inventent des histoires.

    Les données recueillies par ces techniques sont partagées par tous les membres de l’équipe d’innovation. Ainsi, chaque membre partage les mêmes données et donc une image mentale se construit du problème. À partir de ces données communes, on les interprète par des dessins, des scénarios d’usage. On invente une « persona » ou archétype d’utilisateur qui aide à préciser l’objectif du projet de conception et facilite ainsi la créativité et l’étape des tests de concept.

    Ces méthodes issues des sciences humaines enrichissent en amont la compréhension du problème par le designer et stimule sa créativité à partir de données réelles recueillies en situation d’usage.

    Ce modèle de « design orienté utilisateur » est donc utile et pertinent pour la qualité du processus créatif du designer. Qu’en est-il de sa pertinence en science de gestion et en management de l’innovation ?

    3. Les avantages du modèle « Design Orienté Utilisateur » en gestion

    Quels sont les avantages de ce modèle en gestion de l’innovation ? Nous en avons proposé quatre dans un article publié par le Journal of Product Innovation Management.

    Figure 2
    Figure 2. User-Oriented Design Impact on NPD (Veryzer & Borja 2005)

    Proposition 1 : Le Design Orienté Utilisateur améliore la collaboration dans une équipe d’innovation

    Le modèle dominant en innovation est celui de l’équipe projet pluridisciplinaire. Les outils à disposition de ces équipes issues du management de projet sont des outils qui décrivent le processus d’innovation (voir Magazine Design Management n° 8). Ce sont des modèles qui définissent les phases du processus de conception et les points clés de décision entre les différentes phases et leurs « delivrables ». Le Design Orienté Utilisateur permet de focaliser les décisions de cette équipe projet vers un seul objectif : l’amélioration de la satisfaction d’un utilisateur. Cet objectif s’impose alors à tous les acteurs de l’équipe projet et améliore la collaboration entre les différents métiers de l’innovation. Or, une meilleure coordination de l’équipe projet augmente les chances de succès de l’innovation.

    Proposition 2 : Le Design Orienté Utilisateur améliore la gestion des idées et la créativité.

    Le Design Orienté Utilisateur part souvent de la pollinisation croisée d’opportunités issues d’une veille design et d’une veille de tendances sociétales et de données issues de l’observation des usagers.

    Il facilite donc la collaboration entre le marketing stratégique et la recherche design (souvent appelé planning stratégique dans les agences) sur la gestion des idées et la créativité en particulier dans la valorisation des marques. Le design va chercher à inventer de nouvelles visions du marché. On sort d’une innovation contrainte par un couple produit/marché existant. On parle d’innovation pragmatique qui permet de sortir des cadres qui structurent les gammes.

    Un Design Orienté Utilisateur va susciter l’innovation qui explore des pistes plus originales et plus avant-gardistes et donc des idées créatives hybrides entre les marchés : « designers as knowledge brokers ».

    Ces idées se concrétisent par des produits concepts qui sont autant de nouvelles visions du marché et qui souvent viennent d’un processus de pollinisation croisée des nouvelles technologies, des nouveaux usages de la mode et l’art. Or l’on sait qu’il faut brasser beaucoup d’idées pour trouver la combinaison d’idées qui va définir le système de spécifications optimum du nouveau produit ou service.

    Proposition 3 : Le Design Orienté Utilisateur conduit à une innovation de produit ou service « supérieur »

    Le Design Orienté Utilisateur est simultanément centré sur la qualité des processus et la qualité du produit et vient donc augmenter les chances de succès de l’innovation. En effet, l’une des bases de la réussite du projet d’innovation est de ne pas dissocier l’objectif du projet : un produit supérieur demande la gestion rigoureuse du projet.
    - Supériorité du produit : le Design Orienté Utilisateur oriente la conception sur l’expérience du client ou de l’usager et le multi sensoriel. Il facilite une orientation marché de l’innovation qui est un gage de succès.
    - Supériorité du processus : le Design Orienté Utilisateur permet plus de collaboration dans une équipe pluridisciplinaire. Il est basé sur une ouverture de l’équipe vers la société et suscite un travail en réseau avec des experts externes ce qui est aussi une façon d’augmenter les probabilités de succès.

    Proposition 4 : un Design Orienté Utilisateur conduit à des produits qui seront plus facilement acceptés par les utilisateurs

    On sait que l’une des causes d’échec de l’innovation est la non-appropriation de l’innovation par le marché et la société (Théorie de la traduction, voir Design Management Magazine n°8).

    Le modèle du Design Orienté Utilisateur conduit à faire entrer la société, les parties prenantes et les usagers dans le processus de conception dans toutes les phases du projet de l’idée, du concept aux tests, ce qui conduit à une innovation qui sera plus facilement acceptée par l’entreprise et dont l’insertion dans la société sera plus fluide.

    En résumé, le Design Orienté Utilisateur s’inscrit dans les bonnes pratiques de la gestion d’innovation en équipe projet pluridisciplinaire. Il crée de la valeur dans les modèles d’innovation.

    4. Replacer le modèle du Design Orienté Utilisateur dans les sciences de la conception

    Cette théorie du projet design orienté vers les acteurs ou le concept de Design Orienté Utilisateur est à replacer dans les sciences de la conception. Le modèle de conception réglée et systématique en étapes convenait à un « dominant design » avec des fonctionnalités bien identifiées et des segments de marché connus.
    Mais l’univers actuel des produits nouveaux a changé, les acteurs traditionnels de la conception et de l’ingénierie sont déstabilisés et doivent faire face à un impératif d’innovations rentables et simultanément à l’inexorable montée des coûts de conception.
    Cela conduit à une nouvelle ère de la conception innovante et à l’émergence d’une fonction innovation que se situe dans l’organisation entre le « R » et le « D » : R I D selon Armand Hatchuel.
    Les designers ne doivent pas oublier qu’un projet d’innovation est à la fois une recherche de concept et une réorganisation et création de connaissances. Armand Hatchuel développe la théorie CK ou une théorie unifiée de la conception qui distingue deux espaces : celui des concepts (C) et celui des connaissances (K) dans le (I) de l’innovation.
    L’organisation de la conception industrielle implique donc de maîtriser la double expansion du concept et du knowledge (ou connaissance) et la réutilisation des C et des K.

    Le projet design qu’il soit orienté vers l’objet, le processus ou les acteurs (Figure 1) tend à se limiter aux « C ». Or, la co-évolution des compétences (K) et des produits (C) sont deux notions clé des modèles de conception. Elle seule crée des lignées et garantit les rentes d’apprentissage par l’invention de nouveau « dominant design ». Ainsi, IDEO l’a très bien compris : il ne faut pas raisonner projet mais raisonner projet et « knowledge » : idées et banque de données.

    La question clé pour la profession du design est la capitalisation des connaissances inter-projets. Et cette question se pose quelle que soit la théorie du projet à laquelle on se réfère. Le modèle du Design Orienté Utilisateur va forcément améliorer les connaissances sur les utilisateurs. Or un projet design va sélectionner quelques idées. Que faire des autres connaissances ?
    - des concepts explorés et mis en suspens,
    - des connaissances produites utilisées ou non mais valorisables sur un autre produit.
    A-t-on une banque de données que l’on peut activer à tout moment des connaissances générées et des idées non-utilisées dans les précédents projets ?
    Réfléchir au-delà du projet design aux savoirs accumulés dans les projets est un exemple du changement de paradigme actuel de la profession de designer qui passe de « project based » à une profession de « knowledge based ».

    Les agences design qui font du Design Orienté Utilisateur chacune de leur côté pour leurs projets et leurs clients auraient probablement intérêt à se poser la question suivante pour devenir des acteurs plus crédibles : « Ne suis-je pas en train de réinventer la roue ou de jeter des connaissances utilisables dans d’autres projets ? »… Intérêt aussi à travailler en réseau entre agences, à inventer des laboratoires de recherche communs de « Design Research » ou des « joint ventures » avec des laboratoires en sciences sociales d’université pour créer des ponts entre les « C » et les « K ».

    L’humain est entier et n’a rien à voir avec une logique de projet qui veut l’observer par tranches d’usage. Il est temps d’inventer une économie de la personne. Pourquoi observer un jour un homme dans son achat d’eau et le lendemain observer le même homme dans son usage de téléphone portable ? Pourquoi ne pas plutôt créer un laboratoire qui observe cet homme unique dans son parcours de vie dans un temps donné et vendre ensuite les observations à plusieurs marchés. En résumé, réinventer les études de marché et rapprocher les études qualitatives et la création design.

    Le Design Orienté Utilisateur enrichit de données fiables de recherche, le « fuzzy front end » ou l’avant-projet dans la phase de définition du problème. Il s’approprie les savoirs des sciences humaines (K), il crée des concepts (C), mais il oublie de rendre aux sciences humaines les nouvelles connaissances qu’il a accumulées par l’observation ou de les enrichir des « C ».

    Le design, hélas, agit encore en contrebandier à moins qu’il se préoccupe d’être à l’avenir un designer de la cognition tourné vers l’homme et vers l’amélioration de son intelligence.

    Conclusion

    En résumé, la dernière strate des théories du projet design, celle du Design Orienté Utilisateur ou Design Orienté vers les Acteurs est un outil clé de design management efficace. Il est aussi en phase avec une société de plus en plus tournée vers la pointe supérieure de la pyramide des besoins selon Maslow : le besoin d’accomplissement personnel ce qui veut dire l’envie pour chacun de créer et de concevoir sa vie comme un designer et donc du besoin d’un Design Orienté vers Moi.

    Borja de Mozota

    Docteur en Sciences de gestion et maître de conférences HDR, Brigitte Borja de Mozota est spécialiste des questions de design management, design & marketing, design & stratégie, design & innovation, design & performance de l’organisation. Elle a publié plusieurs ouvrages et articles, dont The four powers of design : a value model in design management (Design Management Review, Spring 2006, pp. 44-53) et Design management (éditions D’Organisation, 2001). Elle collabore régulièrement à la revue Design Plus Magazine, publiée par le Centre du Design Rhône-Alpes.

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    Bibliographie :
    Laurel Brenda, editor, Design Research:methods and perspectives, The MIT Press, 2003
    Musso Pierre, Ponthou Laurent, Seuillet Eric, Fabriquer le futur : l’imaginaire au service de l’innovation, Village Mondial 2005
    Vogel Craig, Cagan Jonathan, Boatwright Peter, The Design of things to come : How ordinary people create extraordinary products,Wharton School publishing , 2005
    Veryzer Robert & Borja de Mozota Brigitte, The impact of User Oriented Design on New Product Development : an examination of fundamental relationships, Journal of Product Innovation Management, volume 22, pages 128-143, 2005

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    La Revue du Design remercie Brigitte Borja de Mozota, qui lui a proposé cet article, ainsi que le Centre de Design Rhône-Alpe, qui l’a publié une première fois dans sa revue Design Plus Magazine n°25.


    3 commentaires

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